Parsifal, l’enchantement d’un drame « sacré »

Xl_parsifal-bayreuth-2016 © DR

Après avoir été longuement mûri, Parsifal est créé le 26 juillet 1882 sur la « Colline sacrée » de Bayreuth, le théâtre imaginé par Wagner spécifiquement pour son œuvre et qui s’impose aujourd’hui comme le temple du wagnérisme. Et que ce soit au regard de sa symbolique (notamment chrétienne) ou du caractère très cérémoniel de ses représentations, Parsifal est empreint d’une aura mystique, qu’on retrouvera cette année encore en ouverture du festival de Bayreuth à partir de ce lundi 25 juillet – dans une nouvelle production mise en scène par Uwe Eric Laufenberg encore très énigmatique mais qu’on annonce sulfureuse et marquée par l’actualité, avec notamment Klaus Florian Vogt dans le rôle-titre aux côtés d'Elena Pankratova dans celui de Kundry.
L’occasion parfaite de rappeler la genèse et surtout de mettre en lumière les enjeux d’une œuvre particulièrement riche, emblématique de son compositeur.

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Parsifal est une œuvre unique à plus d’un titre. Elle offre tant de perspectives musicales et spirituelles, artistiques et philosophiques, que le mélomane risque fort de s’y égarer comme dans « un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles »... On pense en effet irrésistiblement à ces vers de Baudelaire face à une entreprise aussi singulière que celle de  Richard Wagner : « L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers ». La signification symbolique et philosophique de l’ouvrage réclame des éclaircissements plutôt qu’une surenchère de développements aussi séduisants soient-ils.
Véritable aboutissement de la démarche artistique du compositeur, Parsifal a été longuement mûri pour pouvoir occuper une place unique dans l’histoire de l’opéra. Objet de dévotion ou prétexte à condamnation, l’œuvre exerce une indéniable fascination.  Avec ce dernier ouvrage, entièrement conçu pour l’acoustique exceptionnelle du fameux Festpielhaus édifié à Bayreuth, Wagner a suscité l’admiration la plus vive comme les critiques les plus virulentes.
En utilisant de manière très personnelle de nombreux symboles chrétiens et en donnant un caractère cérémoniel aux représentations, Wagner allait soulever pour longtemps enthousiasmes et controverses. Le célèbre critique et musicologue Eduard Hanslick (1825-1904) lui reproche ainsi ses « fausses prétentions philosophico-religieuses ». Mais on peut être emporté par le formidable continuum sonore né de la fusion de l’orchestre et des voix tout en rejetant les ambiguïtés de la spiritualité d’un opéra sous-titré « Bühnenweihfestspiel » (Festival scénique sacré). Assistons-nous à une sorte de simulacre de la liturgie catholique ? Ou bien sommes-nous conviés à une tentative de sacralisation du drame lyrique à travers un parcours initiatique menant de la souffrance à la réconciliation dans la sagesse ? Si Wagner place d’emblée l’auditeur dans une atmosphère de religiosité, c’est qu’il souhaite rompre avec les conceptions artistiques de son époque qui ont fait de l’opéra un divertissement comme un autre. La dimension mystique que le compositeur confère à son ambitieux projet de « Représentation dramatique et sacrée »  ne fait pas de la religion un spectacle mais nous invite à célébrer la religion du spectacle en renouant avec les origines sacrées de la tragédie grecque.

L’Enchantement du Vendredi saint

Au troisième et dernier acte de Parsifal se situe un épisode purement contemplatif qu’on appelle « L’Enchantement du Vendredi saint ». Souvent donné en concert comme un morceau symphonique à part entière, ce passage est l’une des pages les plus célèbres de l’ouvrage avec le « Prélude ». De cette vision contemplative de la nature qui renaît au début du printemps, Wagner a fait un moment-clef de son opéra. L’écriture orchestrale rend palpable l’émotion qui s’empare de Parsifal au spectacle de la nature transfigurée. Après de longues années d’errance, le héros est revenu au domaine du Graal pour mettre un terme aux souffrances d’Amfortas et devenir son successeur. Le printemps symbolise la régénération du domaine du Graal et l’avènement d’un nouveau roi, Parsifal, dont le premier office sera de baptiser Kundry.

Dans son récit autobiographique, Ma vie, Wagner fait remonter l’origine de tout son opéra à ce qu’il aurait éprouvé lui-même en avril 1857, le jour du Vendredi saint, dans le jardin de la propriété des Wesendonck à Zurich. « Je m’éveillais pour la première fois avec le soleil le jour du Vendredi Saint : le jardin était verdoyant, les oiseaux chantaient ». Cet enchantement lui rappelle alors le Parzifal de Wolfram von Eschenbach dont il décide de tirer un opéra.

« Depuis les séjours à Marienbad où j’avais conçu ‘Les Maîtres Chanteurs’ et ‘Lohengrin’, je ne m’étais plus occupé de ce poème ; son contenu idéal s’imposa à moi dans une forme victorieuse, et je conçus rapidement tout un drame à partir des pensées du Vendredi Saint, que je divisais en trois actes et esquissais rapidement en quelques traits ».

La chronologie des faits vient contredire cette séduisante légende même s’il apparaît que, dès ce moment, Wagner a esquissé un projet qui s’est perdu par la  suite. Ce « mythe d’inspiration » condense et recouvre les différentes étapes d’un très long processus de mûrissement.
Le nom de Parsifal apparaît pour la première fois dans le monologue final de Lohengrin (1850). Lohengrin révèle à Elsa qu’il vient d’un château nommé Montsalvat où se trouve le Saint Graal dont son père, le roi Parsifal, est le gardien. Comme le soulignait Thomas Mann évoquant le processus de création chez Wagner : « il n’y a pas de chronologie de ses œuvres : elles naissent à telle date, mais elles sont là avant la date et surgissent d’un coup ». Après avoir achevé Tannhäuser le compositeur séjourne cinq semaines à Marienbad en 1845. Lecteur insatiable, il emporte avec lui le Parzifal d’Eschenbach, l’épopée anonyme Lohengrin et L’Histoire de la littérature allemande de Gervinius où il trouvera le personnage de Hans Sachs des Maîtres Chanteurs. Un tel appétit de lectures et de découvertes donne une clef précieuse pour aborder la richesse et la complexité du syncrétisme wagnérien. Parsifal révèle l’influence de la philosophie de  Schopenhauer comme celle de la sagesse hindoue dont Wagner était un familier. Le bouddhisme côtoie une lecture du christianisme, elle-même inspirée par celle de Schopenhauer, alors que se croisent plusieurs versions de la légende de Parsifal inspirées par les épopées médiévales.

Une longue genèse

Quoi de plus naturel pour un compositeur qui s’est toujours intéressé aux épopées médiévales que de se plonger dans la lecture du Parzifal de Wolfram von Eschenbach (1170-1220) pour y puiser de quoi faire revivre à l’opéra le mythe du Graal ? 
Cette version allemande de la légende de Perceval date du début du XIIIème siècle. Elle reprend le récit développé quelques années auparavant par Chrétien de Troyes (v.1135-v.1183) dans Le Conte du Graal resté inachevé. De nombreux romans de chevalerie du XIIème et XIIIème siècles relatent la « quête » du Graal, ce vase dont le Christ se serait servi pour la Cène et dans lequel Joseph d’Arimathie aurait recueilli son sang au moment de la Crucifixion. Eschenbach est un des plus grands poètes épiques de son temps et c’est à ce titre qu’il apparaît déjà comme personnage dans Tannhäuser (1845) au moment du tournoi des chanteurs qui fournit à Wagner l’occasion de rendre hommage aux grands auteurs allemands du Moyen-Age.

Un réseau de correspondances s’établit à travers les œuvres du musicien, séduit par le thème du héros au cœur pur dont la grandeur d’âme et la force physique croissent au rythme des étapes d’une véritable initiation. Du Vaisseau fantôme (1843) à Siegfried (1876), Wagner utilisera plus d’une fois le thème de l’héroïsme rédempteur seul susceptible d’apporter le salut. Pour soigner la blessure du roi Amfortas, blessé par son plus grand ennemi, le magicien Klingsor, il faut un être pur et naïf susceptible d’éprouver la plus grande compassion. Selon une étymologie revendiquée par Wagner et rappelée par Kundry à l’acte II, Parsifal serait la réunion de deux mots d’origine persane : parsi pour « pur » et fal  pour « fou ». A travers une succession d’épreuves, Parsifal, le « pur innocent », prendra conscience de la souffrance, que ce soit la sienne, celle de Kundry ou celle du roi. Cette connaissance le conduira à devenir le nouveau roi du Graal en qui se réalise l’idéal d’un amour humain absolu.

C’est dans une lettre adressée à Mathilde Wesendonck le 1er octobre 1858 que Wagner annonce l’avancement de son projet en évoquant des éléments du futur troisième acte. Cette première mention inaugure une période de création qui va s’étendre sur  plusieurs dizaines d’années pendant lesquelles le personnage de Parsifal sera constamment au cœur des préoccupations du musicien. Wagner envisagera même de le faire apparaître au chevet de Tristan dont il devait soigner la blessure comme il le fera pour Amfortas.
En 1865, le projet connaît un nouvel avancement avec la rédaction d’une esquisse en prose qui enthousiasme Louis II de Bavière. Mais Wagner doit d’abord mener à bien le Ring et Les Maîtres Chanteurs sans oublier de se consacrer à l’inauguration du premier festival de Bayreuth en 1876. Il faut attendre 1877 pour que le compositeur puisse reprendre son travail. Le livret est terminé en avril alors que Wagner travaille déjà sur la musique. Le compositeur s’est éloigné de ses modèles littéraires en élaguant un récit qu’il juge trop foisonnant, trop encombré de digressions et de personnages secondaires. Ce ne sont pas les péripéties du roman épique qui retiennent son attention mais la quête spirituelle du héros et le combat du bien et du mal sur fond d’exaltation de l’idéal chevaleresque. Le livret sera linéaire. Les événements qui nous sont présentés en de longs récits par Gurnemanz ne sont que les étapes de l’évolution intérieure de Parsifal qui apparaît d’abord comme le plus passif des héros jusqu’à sa prise de conscience qui le rend capable de « réduire en cendres » le château de Klingsor, image inversée et négative du château de Montsalvat, pour accéder ensuite à sa véritable dimension de sauveur de la communauté du Graal. C’est à l’orchestre d’exprimer tout ce qui restera de l’ordre du non-dit et de l’inconscient. C’est par sa science de l’instrumentation que Wagner parvient à rendre perceptible l’évolution spirituelle de Parsifal.

Kundry, le seul rôle féminin de l’ouvrage, est une création de Wagner. Elle est sur le plan musical l’exemple même d’un type vocal ambigu que le compositeur a créé pour ses héroïnes les plus complexes. Elle entre en scène sous l’apparence d’une « farouche amazone », messagère des chevaliers. Séductrice pleine de sensualité livrée à l’influence de Klingsor, elle est aussi déchirée par la malédiction qui la condamne à l’errance pour avoir raillé le Christ souffrant. C’est elle qui va éclairer Parsifal sur sa propre histoire, ce qui lui permettra d’accomplir  son destin.

La composition va prendre encore cinq longues années. Le point d’orgue final est daté du 25 décembre 1881 à Palerme sans doute pour coïncider avec Noël et l’anniversaire de Cosima. La date d’achèvement est en réalité le 13 janvier 1882.

Un festival scénique sacré

Parsifal est créé à Bayreuth le 26 juillet 1882. Wagner a réglé le moindre détail : décors, costumes, mise en scène. Franz Liszt, Anton Bruckner, Richard Strauss, sont dans la salle. On note cependant une absence de marque, celle de Louis II de Bavière grâce à l’aide duquel Wagner avait pu achever en 1876 son grandiose projet d’un théâtre révolutionnaire entièrement dédié à sa musique de l’avenir.

Parsifal est le premier ouvrage que Wagner compose avec l’expérience des possibilités musicales inédites qu’offre l’acoustique de la nouvelle salle du Festspielhaus. La fosse d’orchestre est recouverte et un équilibre spécifique s’établit entre la scène et la salle. Parce que son opéra est conçu pour « son » théâtre et qu’il doit prendre son véritable sens dans le cadre des représentations de « son » festival, Wagner a interdit que Parsifal soit représenté ailleurs. Chaque représentation devait rester une expérience unique parce qu’inouïe au sens propre. Le mélomane se devait d’entreprendre un véritable pèlerinage vers la « colline sacrée » de Bayreuth où l’attendait la révélation de cet opéra à la partition quasiment contemplative, d’une durée tout à fait inhabituelle et qui s’écoute avec le recueillement qu’exige un rituel. Louis II accorda un privilège d’exclusivité garantissant pour trente ans qu’aucune représentation ne serait donnée en dehors du Festspielhaus. Seul le Roi pouvait faire exécuter Parsifal en un autre lieu. C’est ce qu’il fit à trois reprises en mai 1884 à Munich pour son propre plaisir.

Parsifal est donné seize fois sous la direction d’un chef que le compositeur estime au plus haut point, Hermann Levi (1839-1900). Léo Delibes et Camille Saint-Saëns n’hésitent pas à entreprendre le voyage depuis Paris tant le retentissement de Parsifal est considérable. Pour la dernière représentation, Wagner montera au pupitre pour diriger la fin de l’opéra. Il devait mourir six mois plus tard à Venise, le 13 février 1883. Cosima ne parviendra pas à faire respecter la volonté de son époux : dès 1903 le Metropolitan Opera de New-York ose transgresser l’interdiction de donner Parsifal en dehors de Bayreuth dont il restera l’ouvrage emblématique. À partir de 1913 l’exclusivité officielle est levée.  

L’ouvrage suscita d’emblée l’enthousiasme et l’admiration du public conquis par une telle nouveauté musicale. Mais ce triomphe reste silencieux car, le soir de la création, le compositeur a fait savoir qu’il ne souhaitait pas de manifestation bruyante pour accueillir une œuvre qu’il a sous-titrée « festival scénique sacré ». L’année suivante, en hommage à Wagner qui est mort quelques mois plus tôt, le public renonce aux applaudissements, établissant ainsi une tradition qui perdure encore aujourd’hui.

Si le langage musical de Wagner semble ensorceler les auditeurs, le message philosophico-religieux que véhicule le livret en laisse plus d’un perplexe. Ainsi Nietzche accusera son ancien ami de s’être « effondré soudain, éperdu et brisé, au pied de la croix des chrétiens ». Il condamne dans Parsifal ce qu’il perçoit comme l’illustration d’une conversion tardive du compositeur au christianisme sans pouvoir réfréner son admiration devant un tel chef-d’œuvre : « Parsifal  conservera éternellement son rang dans l’art de la séduction, comme le ‘coup de génie’ de la séduction… J’admire cette œuvre, j’aurais aimé l’avoir faite. » Mêlant atmosphères diaphanes et mystiques, ambiances délétères et sensuelles (avec l’entreprise de séduction des Filles-Fleurs) ou passant de la souffrance d’Amfortas à la volupté du baiser de Kundry, Wagner tente de nous transporter par sa musique dans un espace où le temps se déploie selon un rythme différent, comme semble le suggérer Gurnemanz dans une phrase aussi énigmatique que symbolique : « Tu vois, mon fils, ici le temps devient espace ». Cette nouvelle perception du temps serait-elle soulignée par les différences de tempo et de durée entre les chefs d’orchestre ? Entre les plus lents comme Arturo Toscanini et les plus rapides, on peut noter jusqu’à plus d’une heure d’écart. Quoi qu’il en soit, la musique de Wagner vise dès le prélude à établir une sorte de suspension du temps pour plonger l’auditeur dans un état quasi hypnotique, qui a partie liée avec l’extase mystique.

« Délivrance, aboutissement, achèvement, cet oratorio de la Rédemption pousse à l’extrême l’exploration de mondes écartés, terribles et sacrés, et l’art de les faire parler » : on ne saurait mieux que Thomas Mann cerner ainsi la nouveauté, la richesse, la démesure et la dérangeante beauté de Parsifal qui a suscité tant de passion.

Catherine Duault

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