Joyce El-Khoury : « Notre voix sert à partager la musique avec le monde »

Xl_joyce_el-khoury_5-___fay_fox © Fay Fox

Après des études à l’University of Ottawa et à l’Academy of Vocal Arts de Philadelphie, puis un diplôme du Lindemann Young Artist Development Program du Metropolitan Opera, Joyce El-Khoury a été révélée au monde en 2010 au Castleton Festival chapeauté par Lorin Maazel, où elle a remplacé au pied levé sa collègue dans le rôle-titre de Suor Angelica juste après avoir quitté la scène d’une représentation de Gianni Schicchi. Les souvenirs étoilés que nous avions d’elle en Imogene dans Il Pirata à l’Opéra National de Bordeaux en 2017, nous faisaient trépigner d’impatience de la réentendre en France. Bonne pioche pour l’Opéra de Lille, qui lui offre sa première Tosca pour une captation diffusée le 3 juin dernier sur YouTube et dans 17 lieux des Hauts-de-France. Nous avons rejoint la soprano dans sa loge à l’issue du deuxième jour de tournage de Tosca pour recueillir ses impressions sur cette prise de rôle, entendre des mots tonifiants sur sa double culture – libanaise et canadienne – et sur sa passion des émotions authentiques devant un public.

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Opera Online : Chanter Tosca, est-ce une étape dans votre carrière ?

Joyce El-Khoury : Je savais que je chanterais Tosca un jour. Il fallait juste que j’attende le bon moment dans mon développement vocal. On m’a déjà proposé Madame Butterfly ou Tosca ces dernières années, mais même si c’était tentant, je préférais décliner. Je voulais m’assurer que j’étais prête et en confiance pour me lancer dans des rôles si emblématiques. Ma voix a vraiment changé, elle s’est clarifiée et a grandi au cours des trois dernières années, et j’ai senti que le bon moment était arrivé pour ma prise de rôle de Tosca. Quand Josquin Macarez (NDLR, Conseiller artistique aux distributions à l’Opéra de Lille) m’a très gentiment proposé le rôle, j’ai finalement accepté. Après avoir chanté beaucoup de bel canto, je commence un nouveau chapitre de ma carrière avec Tosca. Mon amour du bel canto est tel que je continuerai à garder quelques-unes de ses héroïnes à mon répertoire, mais à partir de maintenant, j’interpréterai aussi Puccini et Verdi, et j’irai vers des rôles un peu plus lourds.

Pour vous, est-ce important d’avoir incarné un certain nombre de personnages différents avant de pouvoir embrasser la psychologie complexe de Tosca ?

Non, la seule chose qui permette de comprendre la psychologie de Tosca, c’est d’étudier le personnage et de comprendre son histoire. Cela dit, en me plaçant en tant qu’interprète, tous les personnages que j’ai joués et chantés « vivent » en moi. Tous les portraits de femmes que j’ai eu la chance de raconter jusqu’à maintenant se retrouvent donc d’une façon ou d’une autre dans mon interprétation de Tosca, même inconsciemment. C’est l’essence de l’humanité et de l’art. Le rôle de Tosca a été un défi pour moi parce que j’ai compris à un moment donné qu’elle me ressemblait beaucoup. Du fait de nos points communs, je devais parfois juste ouvrir mon cœur et « me » jouer moi-même. Je recherche toujours la vérité sur scène, chaque instant doit être honnête et vrai.

Le réel va sans doute encore plus loin dans cette production car il s’agit d’une captation et non d’une représentation avec public. Vous êtes-vous sentie plus exposée en ayant en tête les images finales destinées à un film ?

J’ai toujours accordé une grande attention aux détails. C’est leur combinaison qui fait les grandes représentations, pour les yeux d’un public ou le zoom d’une caméra. Je n’ai rien changé dans mon approche pour la caméra. En revanche, je voulais être certaine que le public « voie » les pensées de Tosca, même quand le personnage est immobile. Le regard révèle les pensées des gens, et c’est devenu mon objectif. Le public d’un théâtre ne voit pas quand les yeux bougent légèrement, mais cela devient très fort en plein écran.

Au vu de vos deux cultures – libanaise et canadienne –, quelle sont les divas avec lesquelles vous avez grandi ?

À l’adolescence, je voulais devenir popstar, donc j’ai grandi en chantant Whitney Houston, Mariah Carey et Céline Dion. Mais dans ma culture libanaise, on écoute tout le temps Fairouz. Je trouve que Fairouz et Maria Callas ont beaucoup de points communs, elles font partie de moi et m’ont aidé à me construire. Elles partagent cette sorte d’énergie profonde et franche. Elles ont toutes les deux un immense talent, et savent communiquer généreusement le drame par la musique et le texte, si bien qu’elles n’ont presque pas besoin de bouger pour créer une ambiance. C’est tout simplement envoûtant !

Le public est aussi source d’énergie pour les divas…

Quand je suis sur scène, j’ai l’impression de vivre un échange magnétique avec les spectateurs. C’est un sentiment indescriptible de pouvoir communiquer mon humanité avec eux. Je crois que le public ressent cela, même quand il ne comprend pas la langue que nous chantons sur scène, car notre humanité est le langage qui nous lie. Quelle chance de pouvoir partager cela !

Vous avez chanté des œuvres rares, comme Sardanapalo de Liszt, et Belisario, L’Ange de Nisida et Les Martyrs de Donizetti. Souhaitiez-vous défricher des territoires peu explorés avant d’approcher les tubes ?

Pendant mes études et au tout début de ma carrière, je pensais que je m’orienterais majoritairement vers des rôles comme Mimì, Violetta, Micaëla et Liù. J’ai bien sûr chanté ces rôles, mais ma carrière prend une tournure différente de celle que j’avais imaginée. Je me suis fait agréablement surprendre. C’est pendant ma première saison professionnelle qu’Opera Rara m’a invitée à enregistrer Belisario à Londres. C’est comme cela que j’ai commencé mon voyage vers le bel canto et le répertoire méconnu. Avoir enregistré ces œuvres est l’un des plus grands privilèges qui m’aient été donnés dans ma carrière.

Quand on recherche votre nom sur YouTube, on tombe rapidement sur des vidéos de vos détracteurs disant combien ils vous détestent. Pensez-vous que l’opéra est un repaire de spécialistes autoproclamés qui s’imaginent que leur avis est le seul qui compte ?

Sur internet, tous les avis, positifs comme négatifs, ont droit de cité. N’importe qui dans l’industrie du service – le spectacle vivant, les restaurants, les cafés, les hôtels… – court le risque d’être critiqué en ligne. Être interprète, c’est aussi être fidèle à soi-même, ne pas se soumettre à ce que les autres nous demandent. Et tout le monde ne nous aimera pas, point final. Pour notre santé mentale, nous, interprètes, devons accepter cela. Nous devons juste nous concentrer sur notre voix, sur notre carrière, et sur ce que nous voulons faire. Notre voix sert à partager la musique avec le monde. La vulnérabilité est primordiale pour explorer l’expressivité, et cette vulnérabilité engendre aussi de la fragilité. Je soutiens de tout cœur tous mes collègues actuels et à venir dans la profession. Même si nous sommes sans arrêt observés, nous pouvons surmonter cela en ayant de bonnes perspectives (c’est plus facile à dire qu’à faire) et le soutien de nos proches (un coach, un professeur, un collègue en qui nous avons confiance).

Mais il y a aussi des gens qui vous disent combien ils vous aiment, non ?

Oui, et je leur en suis vraiment reconnaissante. J’ai la chance d’avoir de nombreux projets et une carrière qui me réussit depuis 10 ans. Mais encore une fois, c’est important de s’entourer de personnes de confiance et de ne pas tout prendre au pied de la lettre.

Comment avez-vous acquis cette confiance ?

Je suis un être humain, et j’ai les mêmes problèmes que les autres personnes. Chaque jour apporte ses peines et ses joies. Pas un jour ne passe sans que j’apprenne et que je sois dans la recherche. Certains jours, je fais deux pas en avant ; d’autres, je fais un pas en arrière. Ce qui me donne le plus de confiance, c’est le travail, le temps que je passe seule avec la partition. Et quand je sais que je me donne au maximum, aucune critique ne peut m’atteindre. La confiance vient d’un travail acharné. C’est un dialogue que j’ai avec moi-même. La confiance, ce n’est pas croire qu’on est le meilleur, c’est avoir le courage d’essayer. Et si on échoue, on réessaye.

Vous avez proposé votre aide aux étudiants chanteurs au Liban suite aux explosions dans le port de Beyrouth en août 2020. Vous paraît-il important de redonner ce que vous avez reçu ?

Oui, absolument. J’ai quitté le Liban avec mes parents quand j’avais six ans. Nous avons pu échapper à la guerre et commencer une nouvelle vie au Canada. Le Liban manque chaque jour à tous les Libanais qui ne sont pas dans leur pays. Nous aimons le pays d’où nous venons, nous sentons son absence quand nous n’y sommes pas. J’ai eu la grande chance d’étudier à l’University of Ottawa, puis à l’Academy of Vocal Arts de Philadelphie et au Metropolitan Opera. Je n’aurais pas reçu ces enseignements et pu saisir ces opportunités si nous étions restés au Liban. Heureusement, la musique classique au Liban commence maintenant à se développer. Il y a des conservatoires, des chœurs, des orchestres, et beaucoup de merveilleux festivals. La musique est vraiment « vivante », elle a une place centrale dans la culture libanaise, mais le genre « classique » est toujours en construction. Les jeunes chanteurs n’ont pas encore une formation assez poussée ou l’opportunité de se produire, et ce sont des conditions nécessaires à toute construction de carrière dans le chant ou l’opéra. Il n’y a pas encore de structure bien ancrée comme en Europe ou en Amérique du Nord. Le schéma traditionnel occidental – le conservatoire, l’opéra studio, l’agent, les auditions – n’existe pas là-bas. Et j’ai vraiment envie d’apporter mon aide à cela. Les étudiants qui souhaitent travailler avec moi peuvent me contacter directement sur mon site internet et réserver des créneaux en ligne. Les talents sont partout au Liban : la graine est là, mais il n’y a personne pour véritablement l’arroser. C’est ce que j’essaye de faire avec le Peace & Prosperity Trust : aider à semer les graines, les alimenter, et les partager auprès du monde pour que toutes puissent atteindre leur plein potentiel.

Quels sont vos projets ? 

Je vais bientôt faire mes débuts en Anna Bolena à l’Opéra de Bilbao, et chanter Leïla dans Les Pêcheurs de perles au Dallas Opera. À cause de la COVID, de nombreuses productions ont été annulées ou reprogrammées, mais je peux déjà vous dire que je chanterai ma première Madame Butterfly, ma première Amelia dans Un bal masqué, Anne dans Le Villi, et à nouveau Tosca… Mais vous devrez attendre les annonces de saison pour savoir où et quand ! Je travaille aussi sur un enregistrement très personnel et particulier pour moi. À suivre !

Propos recueillis le 29 mai 2021 et traduits de l’anglais par Thibault Vicq

La captation de Tosca est encore disponible sur la chaîne YouTube de l'Opéra de Lille

Crédit photo © Fay Fox

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