Le triomphe de Joyce El-Khoury dans Il Pirata de Bellini à l'Opéra National de Bordeaux

Xl_il_pirata © opéra national de Bordeaux

Très rarement donné en France, Il Pirata de Vincenzo Bellini est une partition de toute beauté, et cette exhumation au Grand-Théâtre de Bordeaux (pour un seul soir et en version de concert) faisait donc figure d'événement. Opéra romantique créé à La Scala de Milan en 1827, Il Pirata a été composé pour les plus brillants artistes de l'époque, et l’ouvrage exige donc trois artistes de haut vol, rompus à l'écriture belcantiste et capables d'incarner leurs personnages avec héroïsme. 

Admirée naguère dans une Traviata stéphanoise, c’est à Joyce El-Khoury qu’il revient d’affronter la colorature dramatique la plus complexe du répertoire bellinien avant Norma. Le mélange de chant à la corde et d’échelles vertigineuses, les sauts de registre d’une tessiture meurtrière, l’alliance de morbidezza et d’éclat et, plus généralement, les exigences de la coloratura di bravura, sont même à certains égards plus redoutables que ceux de cette Norma, laquelle est tempérée par une certaine linéarité néo-classique. Ce que donne à entendre la cantatrice canadienne, parfaitement acclimatée à la poétique vocale du romantisme italien, mérite plus que du respect. De son air d’entrée, le redoutable « Lo sognai ferito », jusqu’à la grande scène finale immortalisée par Callas (à qui est dédiée la soirée), Joyce El-Khoury se maintient constamment au plus haut niveau de qualité, vocale et musicale (et ce malgré l’indisposition dont elle avait souffert dans le week-end…). A l’émission dans le masque, qui autorise la vocalisation aérienne aussi bien que les longues périodes mélodiques de la cantilène bellinienne, elle ajoute ici une étonnante assise dans le grave, si souvent sollicité dans cet opéra. C’est un triomphe amplement mérité qu’elle récolte au moment des saluts.

Las, son partenaire masculin, le tenor(ino) argentin Santiago Ballerini, ne se situe pas sur les mêmes hauteurs, et nous regretterons dès lors amèrement le retrait de l’extraordinaire ténor américain René Barbera (initialement prévu), qui était parvenu à voler la vedette à Celso Albelo dans I Puritani (du même Bellini) cet été au Festival de Radio-France Montpellier Occitanie. Si on l’imagine aisément parfait (grâce à la joliesse du timbre et le raffinement de la ligne de chant) dans le personnage d'Elvino (La Sonnambula), il s’avère hors-propos dans celui de Gualtiero, écrit pour le ténor héroïque du fameux Giovanni Battista Rubini. Rôle trop large et trop virtuose pour ses frêles épaules, il lui manque ainsi le mordant du phrasé, la précision des attaques, la puissance vocale, la longueur du souffle, et surtout la capacité à varier l’émission et la couleur d’une note à l’autre, prérogative essentielle et indissociable de cette tessiture particulièrement aigüe, encore largement tributaire des fioritures rossiniennes. Dommage...

Déjà (chaudement) applaudi dans Salomé (Mariotte) au Festival de Wexford en Octobre 2014, puis l'année d'après dans Poliuto (Donizetti) à celui de Glyndebourne, Igor Golovatenko crée la sensation avec son Ernesto, dévolu à la création de l’ouvrage au non moins fameux Antonio Tamburini, surnommé le « Rubini des basses », qui avait une voix d’une étendue exceptionnelle dans l’aigu, parfaitement rompue aux exigences du chant orné. Avec sa voix puissante et homogène, le baryton russe offre un chant très sûr, qui met en relief la force brillante et brutale d’un personnage plus énergiquement construit qu’on le pense en général. Enfin, signalons la présence d’excellents comprimari, avec un Itulbo (Marin Yonchev), un Goffredo (Matthew Scollin) et une Adele (Adèle Charvet, à laquelle nous avons récemment consacrée une bréve) qui parviennent à donner un certain relief à des protagonistes le plus souvent cantonnés à un statut de faire-valoir.

A la tête d’un Chœur et d’un Orchestre de l’Opéra National de Bordeaux exemplaires, Paul Daniel dirige avec un sens du discours théâtral accompli, et une battue aussi vigoureuse dans les passages guerriers que souple dans les passages extatiques. Un regret cependant : la suppression presque systématique des reprises dans les cabalettes, quand bien même elles auraient souligné encore plus l’inadéquation vocale du ténor à ce rôle particulièrement périlleux…

Emmanuel Andrieu

Il Pirata (en version de concert) de Vincenzo Bellini à l’Opéra National de Bordeaux

Crédit photographique © Opéra National de Bordeaux

 

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