Jan Lauwers, metteur en scène de la musique des corps

Xl_jan-lauwers © DR

À quoi pourrait donc servir un grand festival comme celui de Salzbourg s’il ne servait année après année que les spectacles qu’on peut voir dans les saisons des opéras du monde, avec le prix des places comme seule différence ? On saura le 12 août prochain si Markus Hinterhäuser, le directeur du vénérable festival, a eu raison de confier Le couronnement de Poppée de Monteverdi au Belge Jan Lauwers, éminent représentant de cette scène artistique flamande qui a secoué le monde du spectacle européen depuis quelques décennies, d’Anne Teresa de Keersmaeker à Jan Fabre, du NT Gent à Tg STAN, entre théâtre, danse et arts plastiques, tous artistes que le Théâtre de la Ville et le Festival d’Automne ont fait bien connaître au public parisien. Et l’opéra dans tout ça ? Ivo van Hove, le moins anticonformiste d’entre eux, est le plus constant en la matière, Johan Simons ou Keersmaeker s’y sont aussi essayé ; Jan Lauwers, lui, n’a pour ainsi dire jamais abordé ce genre si contraint qu’est l’opéra, et son œuvre au théâtre rend le pari particulièrement audacieux.


Sad Face/Happy Face (Needcompany) © Eveline Vanassche

Avec sa troupe fondée en 1986, la Needcompany, Jan Lauwers crée des spectacles qui peuvent prendre une forme narrative comme s’en affranchir entièrement. Sa trilogie Sad Face/Happy Face, sous-titrée Trois histoires sur la condition humaine, s’intéressait à des récits de vie, dans une tension entre passé, avenir et présent : c’est déjà à Salzbourg, en 2008, que cette trilogie avait reçu sa création complète, et elle constituait une sorte d’histoire intime du xxe siècle, avec un sens certain du tragique, mais aussi un humour grinçant et une distance ironique – cette forme de détachement qui va de pair avec une apparente spontanéité est frappante dans beaucoup de ses spectacles. Mais la narration n’est pas toujours le fil conducteur de ses spectacles : Le poète aveugle, donné à Paris au Théâtre de la Colline, faisait parler les interprètes présents sur scène – Lauwers compris – de leurs origines et des conséquences sur leur rapport au monde, en une brillante (et décousue) déconstruction de l’impératif national(iste) des petits vendeurs de haine d’aujourd’hui ; il est sans nul doute un artiste politique au sens fort du terme, c’est-à-dire l’inverse d’un esthète et l’inverse d’un idéologue, et ce n’est pas une mauvaise chose pour Le couronnement de Poppée.

Les moyens de Jan Lauwers sont multiples, comme sont divers les artistes qui participent à ses spectacles : il y a des danseurs, certainement, il y a des acteurs, sans que la formation initiale de tel ou tel soient une limitation à ses modes d’expression. Il y a aussi un lien fort avec les arts plastiques, entre autres dans la continuité du développement de la performance comme pratique artistique fondamentale depuis les années 1960, mais aussi sous les formes matérielles les plus diverses. Prenons la cofondatrice de la Needcompany, Grace Ellen Barkey, qui est chargée à Salzbourg, avec la costumière habituelle de Lauwers Lot Lemm, des costumes de la production. Toutes deux, sous le nom Barkey&Lemm, collaborent pour créer les décors et costumes des productions de Barkey, mais aussi pour développer des installations muséales ; Barkey n’est pourtant ni costumière, ni plasticienne, mais d’abord danseuse, et actrice : l’effacement des frontières entre les arts, en un dialogue qui vise la fécondité beaucoup plus que l’ordre et la forme, est comme un credo artistique pour Lauwers.


L’incoronazione di Poppea, Kate Lindsey, Sonya Yoncheva
Festival de Salzbourg 2018 © Maarten Vanden Abeele

Les spectacles de Jan Lauwers figurent souvent dans la rubrique danse des programmes des salles de spectacle, mais lui-même ne se définit pas comme chorégraphe – le travail sur le corps est essentiel pour lui, le corps entravé, le corps souffrant, le corps grotesque, le corps dévoilé ou masqué, et la danse n’est jamais le seul moteur de ses spectacles. Si la narration n’est pas un vecteur indispensable de son art, la parole est centrale, parce qu’elle crée une relation directe avec le spectateur, très loin de toute volonté de créer une quelconque illusion théâtrale – ses textes sont suffisamment ambitieux et construits pour mériter d’être édités chez Actes Sud.

Et la musique là dedans ? Chez Jan Lauwers, c’est souvent de la musique d’occasion, référentielle, souvent une pop qu’on peut se permettre de ne pas prendre au premier degré ; on parlera peut-être mieux de bande-son, vue comme un catalyseur d’énergie, comme un moment où le corps s’abandonne au-delà de la gestuelle contrainte du quotidien, comme un élément d’un kaléidoscope qui ne craint pas la saturation ni la surcharge. On ne peut pas s’attendre aux bonnes manières usuelles de la direction d’acteurs et du symbolisme révélateur qui est une part essentielle de ce que le spectateur attend aujourd’hui d’une mise en scène d’opéra ; la manière dont il pourra faire vivre la grande linéarité de la narration et de la musique du Couronnement dans une mise en scène qui ne se contentera certainement pas de suivre les pistes les plus évidentes est sans doute la question la plus intrigante de cette édition du Festival de Salzbourg.

Dominique Adrian

Crédit photo : Phile Deprez/Needcompany

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