Faust, l’illusion tragique de Marguerite

Xl_faust-gounod © DR

Rompant avec l’image de l’œuvre de Goethe (que l’écrivain lui-même jugeait impossible à adapter musicalement), le Faust de Charles Gounod est souvent perçu comme un opéra-comique, un divertissement léger qui enthousiasme le grand public notamment grâce à ses airs populaires (à commencer par « Je ris de me voir si belle en ce miroir », popularisé par la Castafiore de Tintin). Pour autant, l’œuvre est bien que cela et plus riche qu’il n’y parait, révélatrice des tiraillements de Gounot (jusqu’alors essentiellement compositeur d’œuvres sacrées), sans doute aussi emblématique de l’esthétique de l’opéra français de l’époque et profonde d’une puissance dramatique portée par un lyrisme aux élans irrésistibles.
Et pour la première fois de son histoire, le Festival de Salzbourg programme Faust, dans une nouvelle production signée par Reinhard von der Thannen (qui entend explorer à la fois « la place du mal, comme partie intégrante de chacun de nous » et « la faiblesse humaine face à la séduction »), qui réunit Piotr Beczala dans le rôle-titre, Ildar Abdrazakov en Méphistophélès et Maria Agresta pour incarner le rôle central de Marguerite. En attendant la première, le mercredi 10 août prochain, nous analysons les enjeux portés par l’œuvre de Gounot.

***

On prétend que, autrefois, les directeurs d’opéra qui voyaient baisser les recettes de leur théâtre avaient une solution miracle : remonter le Faust de Gounod. Florilège de pages célèbres, l’ouvrage attirait le public comme un aimant, ce qui lui valut en retour une sorte d’affectueux mépris. L’œuvre demeure encore aujourd’hui une des plus représentées en continuant à pâtir de l’inévitable suspicion qu’entraîne le succès populaire. Faut-il n’y voir qu’une sorte de brillant opéra-comique dont certains airs sont devenus l’emblème de l’art lyrique pour le grand public ? Tout le monde connaît la ridicule Castafiore et son fameux : « Je ris de me voir si belle en ce miroir » qui irrite les oreilles de Tintin et de quelques autres. On sait peut-être moins que c’est un des airs chantés par la naïve Marguerite séduite par Faust avec l’aide de Méphistophélès. Quand Gaston Leroux campe une jeune chanteuse dans Le Fantôme de l’Opéra, c’est tout naturellement qu’il lui confie le rôle de Marguerite. Quand Feydeau cherche à ridiculiser, dans Chat en poche (1888), les prétentions artistiques de la fille d’un riche bourgeois, il lui prête l’ambition de vouloir « réécrire » le Faust  de Gounod et le seul air que connaît celui qu’on prend pour un ténor  est le fameux : « Salut ! Demeure chaste et pure »… que chanteFaust au troisième acte de l’opéra. Autant d’hommages ambigus qui masquent le plus souvent sous les éclats de rire les véritables raisons d’un succès aussi mérité que durable.

« Près des Missions ou près de l’Opéra ? »

Un certain nombre de préjugés nous empêchent d’apprécier pleinement le quatrième opéra de Charles Gounod (1818-1893), ce Faust créé au Théâtre-Lyrique le 19 mars 1859 devant un public rassemblant le Tout-Paris artistique. Cet ouvrage est très attendu car on pense qu’il marquera la consécration d’un compositeur dont on attend beaucoup.


Piotr Beczala (Faust), Ildar Abdrazakov (Méphistophélès)
Faust © Festival de Salzbourg / Monika Rittershaus


Maria Agresta (Marguerite)
Faust © Festival de Salzbourg / Monika Rittershaus

Les débuts de Gounod dans l’univers lyrique, dominé alors par les Italiens et par Meyerbeer, se révèlent difficiles.En revanche – c’est toujours l’autre face de ce personnage ambivalent – sa musique religieuse atteint son apogée en 1855 avec la fameuse Messe de Sainte Cécile, créée à Saint Eustache. C’est à partir des années 50 que Gounod va devenir le musicien officiel de l’Empire : il est d’ailleurs l’auteur du nouvel Hymne national, Vive l’Empereur. Jouissant d’une grande popularité, il est décoré, comblé d’honneurs, nommé Inspecteur de l’Enseignement du Chant, élu à l’Institut, reçu chez la Princesse Mathilde ou à Compiègne, chez l’Impératrice. Le musicien s’inscrit parfaitement dans le goût de l’époque en alliant religiosité et exaltation du sentimentalisme bourgeois, deux composantes que l’on retrouve dans Faust. De là à considérer que son succès se réduit à cette adéquation historique et sociologique, il n’y a qu’un pas que beaucoup ont franchi en remisant Faust au rang des aimables curiosités, à mi-chemin entre opéra-comique et opéra. Entre la création au Théâtre-Lyrique et l’entrée de l’œuvre à l’Opéra dix ans plus tard, de nombreuses modifications agrémentées de coupures vont définitivement éloigner Faust de sa forme originelle, encore proche de l’opéra-comique malgré l’évidente dimension tragique du sujet. Les airs à couplets et les dialogues parlés vont disparaître et un ballet sera ajouté pour satisfaire aux exigences de l’Opéra.

Si Gounod compose d’abord de petits opéras-comiques comme Le Médecin malgré lui (1858) d’après Molière,  Philémon et Baucis (1860) ou encore La Colombe (1860) d’après La Fontaine, c’est Faust qui marque à la fois le début et le sommet de sa carrière lyrique. Mireille (1864) et Roméo et Juliette (1867) permettront à Gounod de renouer avec le succès sans pouvoir égaler le triomphe de Faust, un des deux opéras les plus joués au monde pendant près d’un siècle avec Carmen !

Toute sa vie, Gounod sera déchiré entre deux aspirations contradictoires : la foi et le théâtre. Tout en manifestant très tôt un intérêt presque fasciné pour l’opéra, le jeune musicien ne compose guère que de la musique religieuse, comme s’il cherchait dans la foi et l’exaltation de Dieu la compensation de l’absence d’un père qu’il a perdu à l’âge de cinq ans. En 1839, le fameux Grand Prix de Rome lui ouvre les portes de la Villa Médicis, passage obligé de tous les compositeurs du XIXème siècle. Ce séjour romain est décisif pour la formation de Charles Gounod qui découvre à la Sixtine l’austère musique de Palestrina, choc esthétique autant qu’éthique. L’intérêt pour l’expression de la foi en musique sera un fil conducteur tout au long de sa carrière. Faust en témoigne aussi bien dans la scène de l’Eglise au quatrième acte que dans l’apothéose finale qui verra s’élever dans les cieux l’âme de Marguerite, jugée et sauvée par Dieu. Cette scène grandiose progresse sur un rythme saisissant : la partition « porte » littéralement la ferveur religieuse devenue « spectaculaire », comme si Gounod avait voulu musicalement  « pousser la situation au maximum de ses virtualités, de ses vibrations sensibles », selon une expression utilisée par Jorge Lavelli à l’origine d’une mise en scène de Faust devenue légendaire (Palais-Garnier 1975).


Piotr Beczala (Faust) © Festival de Salzbourg / Monika Rittershaus

La correspondance de  Charles Gounod est un précieux témoignage pour qui veut saisir la personnalité complexe du compositeur. Catholique fervent, le musicien est constamment tourmenté par des désirs irrépressibles en totale contradiction avec les aspirations de son mysticisme enfiévré. On semble en percevoir l’écho dans les paroles que Faust clame avec une allégresse pleine de cynisme au moment de signer son pacte avec Méphistophélès : « A moi les plaisirs, Les jeunes maîtresses (…) A moi l’énergie Des instincts puissants Et la folle orgie Du cœur et des sens ! ». On a souvent reproché à Gounod d’avoir fait de Faust un séducteur inconsistant, avide de plaisirs faciles tandis qu’un personnage comme Valentin, le frère de Marguerite, apparaissait comme le défenseur d’une morale étroitement bourgeoise. Le compositeur se projeta sans doute dans les souffrances morales d’un Faust incapable de résister aux pulsions les plus primaires. Nous ne sommes pas dans le registre du questionnement métaphysique cher à Goethe, mais dans le déchirement moral et la faiblesse coupable d’un catholique du milieu du XIXème siècle. Passant de l’abattement à l’exaltation, Gounod traversera de sérieuses crises dont une, en 1857, nécessitera son internement à Passy, dans la clinique du Docteur Blanche, le célèbre aliéniste qui soignera aussi Nerval ou Maupassant.

Quand il regagne Paris en 1843 après son séjour romain, sa mère lui écrit : « Je ne sais de quel côté tu désires te loger : près des Missions ou près de l’Opéra ? ». Tout est dit. Il s’installe chez sa mère mais vit en compagnie d’ecclésiastiques et devient Maître de chapelle des Missions Etrangères. En 1846, il va jusqu’à laisser entendre qu’il est « entré dans les ordres ». D’octobre 1847 à février 1848, il porte l’habit des Dominicains, se fait appeler « l’Abbé Gounod » et obtient une lettre de l’Archevêque de Paris l’autorisant à demeurer chez les Carmes.

« Cet ouvrage ne me quittait pas »

Le soir de la Première de Faust, les commentaires sont assez élogieux dans l’ensemble, même si les avis sont nettement partagés. Les réserves se mêlent déjà aux louanges tandis que le public bourgeois du Second Empire se laisse peu à peu séduire. Lui aussi fasciné par le Faust de Goethe qui lui a inspiré La Damnation de Faust (1846), Berlioz aurait pu se montrer sévère. Or il admire plusieurs grands moments de la partition comme le quatuor de la scène du jardin au troisième acte : « cette charmante demi-teinte, ce clair de lune musical caressent l’auditeur, le fascinent, le charment peu à peu, et le remplissent d’une émotion qui va grandissant jusqu’à la fin ». Ce jugement pourrait presque s’étendre à l’ensemble de l’ouvrage qui déploie constamment recherches mélodiques et raffinements de l’orchestration dans une tonalité empreinte d’émotion et de religiosité, qui culmine dans l’apothéose de la scène finale.

Certains comme Léon Escudier soulignent : « une merveilleuse adresse dans le maniement des instruments », tout en regrettant que « cela ne constitue pas de la musique dramatique » mais seulement « une marqueterie charmante, une splendide mosaïque » à laquelle « manquent les figures ».

Dès l’origine s’attache à cet ouvrage, une réputation de légèreté, voire de superficialité. Cette impression est confortée par la popularité d’un air aussi brillant que celui des bijoux, une valse chantée (Acte 3), ou par celle d’un chœur aussi clinquant que celui des soldats, « Gloire immortelle de nos aïeux » (Acte 4). On peut souligner que les rythmes de valse ponctuent toute la partition : la première rencontre entre Faust et Marguerite a d’ailleurs lieu au milieu d’une foule entraînée par ce rythme grisant : « Ainsi que la brise légère » (Acte 2, scène 5). Doit-on parler de frivolité ou évoquer la dimension érotique d’une danse alors nouvellement venue d’Autriche ?  Loin de faire basculer l’œuvre du côté du divertissement, les valses et les hymnes au plaisir s’opposent par un puissant contraste au sentiment religieux qu’assurent de nombreux chorals comme celui des Epées : «  De l’enfer qui vient émousser nos armes » (Acte 2, scène 2) ou comme celui de la prison : « Anges purs, anges radieux » (Acte 5, scène 3). Familier des chorals de Bach, Gounod en a parsemé des imitations dans son opéra. 

La « merveilleuse adresse » et la « marqueterie charmante » cadrent pourtant assez mal avec les interrogations philosophiques qui traversent ce vaste drame allégorique que constitue le Faust de Goethe, source de l'inspiration de Gounod ! La comparaison entre les deux œuvres se fait presque toujours au détriment de l’opéra, accusé de réduire une sublime tragédie aux dimensions d’un drame petit-bourgeois. Schumann (Scènes du Faust de Goethe, 1862), Liszt (Faust Symphonie, 1857), Boito (Mefistofele, 1868) ou encore, plus tard, Busoni (Doktor Faust, 1925) figurent sur la liste fort longue de tous ceux qui ont tenté de se confronter musicalement au chef-d’œuvre que Goethe commença en 1771, à 22 ans et qu’il acheva en 1831, à 82 ans. Mettre en musique l’intégralité du Faust de Goethe demeure une gageure impossible. Quand Eckermann, son secrétaire, affirme à Goethe qu’il « ne renonce pas à l’espoir de voir ‘Faust’ mis en musique de façon convenable », l’écrivain répond : « Absolument impossible. Le repoussant, le violent, le terrible que (la musique) aurait à exprimer çà et là, est trop contraire à l’esprit de notre temps. »


Maria Agresta (Marguerite)
Faust © Festival de Salzbourg / Monika Rittershaus

Gounod aurait-il définitivement trahi son modèle ? Dès l’introduction orchestrale, l’auditeur est saisi par les sombres et profondes tonalités qui accompagnent « l’ardente veille » de celui qui interroge en vain « la nature et le Créateur ». Dans ses Mémoires le musicien confie la fascination immédiate qu’il a éprouvée pour le premier Faust qu’il découvre à vingt ans, en 1838, dans la fameuse traduction de Gérard de Nerval : «  Cet ouvrage ne me quittait pas ; je l’emportais partout avec moi, et je consignais dans les notes éparses, les différentes idées que je supposais pouvoir me servir le jour où je tenterais d’aborder ce sujet comme opéra ».

Si l’opéra semble s’être éloigné des enjeux philosophiques chers à Goethe, ce n’est donc pas Gounod qui doit en porter l’entière responsabilité, mais plutôt la pièce en trois actes et en prose intitulée Faust et Marguerite qui a servi de matrice au drame lyrique. Cette pièce de Michel Carré est représentée en 1850 au Théâtre du Gymnase et elle relève entièrement du registre du théâtre de boulevard. Le librettiste Jules Barbier va rédiger le livret de Faust à partir de cette pièce, dont on retrouvera le ton mi-sérieux mi-bouffon mêlé à la dimension tragique de l’histoire d’amour entre Faust et Marguerite. Mais on peut aussi considérer que ces ruptures de ton rejoignent parfaitement l’esthétique de l’opéra français qui privilégie la succession de tableaux contrastés en jouant sur le mélange des registres.

« La Victime rachetant le Bourreau »

Gounod a donc longtemps médité sur le mythe du Docteur Johannes Faust, alchimiste et théologien qui aurait vécu de 1480 à 1540. Epris d’absolu, animé d’un irrésistible élan vers la connaissance mais aussi vers la vie, Faust vend son âme au diable dans l’espoir de se régénérer dans l’amour.  Quant à Marguerite, elle doit être, selon Gounod, le « sauveur » de Faust par « ses souffrances passées et son intercession présente ». « C’est la Victime rachetant le Bourreau ».


Piotr Beczala (Faust), Maria Agresta (Marguerite)
© Festival de Salzbourg / Monika Rittershaus

Depuis la création de Faust à Dresde en 1861, les Allemands ont pris l’habitude de rebaptiser l’opéra Margarethe, soulignant ainsi l’importance de ce personnage central : du jardin à la prison, nous assistons à la chute et à la rédemption de Marguerite pendant que Faust paraît asservi et manipulé par un Méphistophélès qui reste toujours maître du jeu. Marguerite n’apparaît qu’à la fin du deuxième acte, mais l’intrigue va peu à peu se resserrer autour d’elle en lui accordant les dimensions d’une héroïne tragique. Dès sa première réplique, elle donne une impression d’innocence et de fragilité : « Je ne suis demoiselle ni belle ». Elle semble d’emblée promise au sacrifice comme l’était la Traviata ou comme le sera Madame Butterfly. On pressent d’emblée que son histoire d’amour avec Faust sera des plus éphémères et que seule la mort pourra dénouer les fils d’une intrigue « diabolique » au sens propre du terme. La célèbre« Chanson du Roi de Thulé » révèle qu’elle rêve d’un amour absolu et éternel qui ne correspond en rien aux désirs très primaires que recherche Faust avec la complicité de Méphistophélès. Pauvre Marguerite !...

Mais si Faust demeure encore aujourd’hui un des plus fascinants ouvrages du répertoire français, c’est qu’il s’impose par une puissance dramatique portée par un lyrisme aux élans irrésistibles. Le charme opère toujours, mêlant mélancolie simple et émouvante, envolées ardentes, prières exaltées et couplets à la popularité jamais démentie comme ceux du « Veau d’or » glorifié par Méphistophélès. Illusion de la jeunesse, illusion de l’amour, illusion du sacrifice, illusion de la puissance, ces thèmes qui faufilent ce Faust miroitent encore et assurent à l’opéra de Gounod une pérennité qui n’est pas près de se démentir.

Catherine Duault

Pour plus d'informations : nouvelle production de Faut donnée au Festival de Salzbourg 2016
C
rédit photo : © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading