La Cenerentola et La Traviata, deux héroïnes pour deux œuvres-clefs de l’opéra italien

Xl_traviata-cenerentola © DR

À l’aube d’une nouvelle saison lyrique qui débute, l’opéra italien est à l’honneur dans nombre de maisons d’opéra. Au gré d’une programmation riche, on pourra ainsi assister à de nombreuses Traviata (par exemple pour inaugurer la nouvelle saison de l’Opéra de Paris dès lundi prochain, à Barcelone en octobre avec Patrizia Ciofi, puis en décembre successivement à la Fenice de Venise et à la Staatsoper de Vienne dirigée par Franz Welser-Möst) mais aussi plusieurs Cenerentola, notamment dirigée par Jesús López-Cobos à Vienne en décembre ou interprétée par Cecilia Bartoli à Zurich en janvier.
Deux œuvres clefs de l’opéra italien mettant en scène deux héroïnes emblématiques, symboliques du passage progressif de l’opéra belcantiste à l’opéra romantique. Nous étudions les deux œuvres et leur place dans l’histoire de l’art lyrique.

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Les hasards d’une programmation et d’un voyage musical à Vienne pourraient-ils conduire à d’éclairants rapprochements susceptibles de rendre compte de l’évolution de l’opéra italien au XIXème siècle ?  Les univers très différents, voire opposés, auxquels appartiennent La Cenerentola et La Traviata, permettent de distinguer deux temps forts de l’art lyrique italien pour comprendre le passage progressif de l’opéra belcantiste à l’opéra romantique. D’une comédie sentimentale au dénouement heureux, nous passons à une histoire d’amour impossible dont la mort apparaît comme la conclusion inévitable. D’une musique faite pour éblouir et s’élever au-dessus des contingences du réel, nous passons à un chant qui abandonne l’ornementation pour l’expressivité et l’intensité. La tendre Angelina, appelée Cendrillon, se rattache à la touchante cohorte des jeunes filles persécutées qui peuplent bon nombre d’opéras larmoyants du XVIIIème siècle, tandis que Violetta, la dévoyée, est appelée à devenir le modèle de la courtisane sacrifiée qui trouve sa rédemption dans l’amour. D’un côté l’univers léger et rassurant du conte mis en musique avec brio par Rossini, de l’autre, un drame romantique que Verdi voulait inscrire dans la réalité sociale de son époque. Entre ces deux ouvrages si dissemblables, plus de trente années se sont écoulées. De 1817 à 1853, le théâtre lyrique a délaissé l’art du bel canto pour aborder un genre nouveau, le grand opéra romantique.

La musique la plus heureuse

En 1845, dans Les Beautés de l’opéra, Théophile Gautier écrivait avec enthousiasme : « ‘La Cenerentola’ est la musique la plus heureuse, la plus gaie et la plus aisément charmante qu’on puisse rêver ; l’allégresse et la pétulance italiennes exécutent sur les portées de la partition les gambades  les plus joyeusement extravagantes… ». Cet irrésistible ouvrage est le vingtième des trente-neuf opéras de Rossini. Il est l’œuvre d’un très jeune compositeur de vingt-quatre ans déjà auréolé de gloire qui, selon son habitude, ne mit que vingt-deux jours à peaufiner sa partition ! C’est époustouflant même si l’on précise qu’il utilise ce que l’on pourrait appeler la méthode du « copié-collé ». Profitant de l’éloignement des villes et de la variété d’un public pour lequel il n’existe pas encore d’enregistrements, Rossini « recycle » dans chaque nouvelle création tout ce qui peut l’être ! Réutilisant telle ouverture ou telle mélodie qui a déjà fait ses preuves, il « fabrique » ses opéras comme de véritables « manteaux d’Arlequin ». Ainsi l’ouverture de La Cenerentola est celle qui a déjà servi quelques mois auparavant à La Gazzetta écrite pour Naples…

Quoi qu’il en soit, Rossini habille d’une musique pleine de « maestria » un livret qui s’éloigne du vieux conte, probablement d’origine chinoise, dont la version la plus célèbre est celle qu’en donne Charles Perrault. La Cenerentola rossinienne a quitté l’univers féérique pour s’incarner dans une réalité où la magie est devenue celle qui naît des qualités de cœur dont est richement pourvue l’héroïne. Sous-titré « le Triomphe de la bonté » l’ouvrage comporte bien des différences avec le récit de Perrault. La bonne fée est remplacée par le précepteur philosophe Alidoro qui œuvre pour le futur bonheur conjugal de son élève, le Prince Ramiro. La pantoufle de vair a fait place à un bracelet.

Les plaisirs du bel canto

La Cenerentola réunit quelques-unes des pages les plus brillantes du compositeur comme le fameux sextuor de la stupeur à l’acte 2 (« Que sarà ! Questo è nodo avviluppato »). Six personnages se lancent dans un étonnant exercice d’élocution avançant crescendo à un rythme cadencé. Rossini y exploite toutes les ressources musicales qui permettent de décrire l’imbroglio de la situation : le mépris des méchantes sœurs à l’égard d’une Cendrillon désorientée, l’indignation du Prince Ramiro, les commentaires de Dandini, les protestations ridicules de Don Magnifico… Une accumulation qui traduit la stupeur croissante des protagonistes  en créant une tension jubilatoire. Les notes « staccato » (c’est-à-dire émises selon un rythme sec et obstiné) et le vertigineux mouvement ascendant et descendant des vocalises débouchent toujours sur un tonnerre d’applaudissements face à ce véritable feu d’artifice vocal.   

Cendrillon à la croisée des chemins

On a souvent souligné que La Cenerentola constituait un véritable tournant dans la carrière de Rossini. AprèsLa Cenerentola,  il va abandonner le genre de l’ « opera buffa » où il s’est brillamment illustré. C’est donc une étape importante dans la progressive transformation de l’opéra belcantiste dont les contours commencent à se modifier avec l’émergence d’une nouvelle sensibilité.

Bien que sous-titrée « melodramma giocoso », La Cenerentola semble déjà appartenir au genre de l’ « opera semiseria », mêlant des éléments burlesques et dramatiques avec un dénouement heureux. Deux types de personnages s’y côtoient. Cendrillon et le Prince Ramiro portés par les douceurs d’une sentimentalité rêveuse contrastent fortement avec Don Magnifico et Dandini qui rivalisent dans le registre burlesque le plus débridé. C’est ce qui explique que l’ouvragese prête à des mises en scène très différentes. On peut choisir de privilégier l’aspect bouffon ou faire ressortir l’atmosphère rêveuse et sentimentale de ce mélodrame plein de poésie. Cette double appartenance est soulignée par la réplique de Dandini à l’acte II quand il constate : «  Je savais bien que la comédie changerait de ton au second acte. C’est maintenant la tragédie qui commence ».

Le compositeur a centré l’œuvre sur le rôle-titre. C’est autour de Cendrillon que s’organise toute l’intrigue avec ses différents rebondissements : la rencontre avec le Prince Ramiro, la décision de participer au bal, le désir de pardonner ses persécuteurs. Angelina-Cendrillon fait son entrée avec une chanson pleine de nostalgie et de rêverie (« Una volta c’era un Rè ») qui annonce une évolution : s’appuyant moins sur la rythmique et plus sur la qualité sonore de la voix, sur la longueur de souffle, sur la couleur intérieure, Rossini fait passer le bel canto d’un chant à effets à un chant d’expression dramatique.

Une Cendrillon romantique avant la lettre

« Cendrillon » s’échappe de l’univers burlesque pour devenir l’un des premiers personnages qu’on peut qualifier de « romantique ». Dépassant les enjeux formels de la pure virtuosité, son chant gagne en expressivité dramatique. Le personnage prend une nouvelle dimension en confiant avec simplicité et émotion, ses rêves tendres et amoureux. Rossini en a fait une « contralto d’agilita » ce qui lui permet de donner de sombres colorations à son chant profond qui contraste avec le « caquetage » des méchantes sœurs.

Si l’on accepte de voir dans cette Cenerentola autre chose qu’une farce brillante, si l’on se souvient que son compositeur était en réalité plus porté à la mélancolie que ne le laisserait penser sa musique, on découvre toute la richesse de cette héroïne  touchante, plongée dans sa rêverie tout en faisant preuve de caractère pour conquérir sa liberté d’aimer. On ouvre déjà la porte d’une autre époque avec sa sensibilité nouvelle tournée vers l’expression de sentiments qui vont être passionnés et réclamer un nouveau type de chant. 

Naissance d’un personnage moderne, la « Traviata »

Si la Cenerentola était l’héroïne vertueuse et persécutée d’une comédie sentimentale au dénouement heureux, la Traviata suivra un parcours en tous points différent. Elle est comme son nom l’indique, une « dévoyée », une femme dont l’infâmant métier de courtisane fait une réprouvée. La fête sera aussi le lieu de la révélation de sa vraie personnalité mais elle deviendra très vite l’espace tragique où, prisonnière de sa vie de plaisirs, elle sera bafouée et rejetée publiquement par son amant. D’une fête à l’autre, son destin aura basculé. Seule une mort douloureuse et solitaire lui permettra de réintégrer le monde dont la morale bourgeoise l’avait si cruellement exclue. Elle deviendra dans l’ « au-delà » l’ange tutélaire d’Alfredo en priant « au ciel » pour le bonheur qu’il ne manquera pas de connaître un jour avec « une jeune fille pure ». La rédemption par l’amour conduit à la mort.  De la Cenerentola à la Traviata, tous les signes s’inversent. Le personnage lyrique ne vient  plus d’un recueil de contes mais il nait de la rencontre entre un compositeur et l’histoire d’une femme réelle. C’est une autre conception du théâtre lyrique qui s’affirme avec la volonté d’aborder des personnages contemporains dans un cadre moderne.

La Traviata, c’est moi

Verdi aurait pu reprendre la célèbre formule attribuée à Flaubert évoquant son personnage, Emma Bovary. La réprobation de la bien-pensance n’épargne guère le compositeur. En 1853, Verdi a 40 ans. Il a déjà composé 18 opéras quand la Fenice de Venise, lui commande un nouvel ouvrage en lui laissant le choix du sujet. Il se souvient alors que, l’année précédente à Paris, il a assisté à une représentation de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils. L’œuvre l’a beaucoup touché – entre autre parce qu’il y retrouvait un écho de ses propres difficultés : on lui reproche depuis longtemps sa situation « illégitime » avec celle qui partage sa vie, Giuseppina Strepponi, une ancienne diva à la réputation douteuse. En ce milieu du XIXème siècle, vivre en dehors des liens du mariage constitue en soi un scandale.

Cette histoire de Marguerite Gautier, qui a tant frappé Verdi, n’est pas une fiction : elle a été inspirée à Alexandre Dumas fils par l’histoire réelle d’une jeune femme qui s’appelait Alphonsine Plessis. Afin de mieux comprendre pourquoi, comme l’a écrit Proust, « Verdi a donné à La Dame aux camélias le style qui lui manquait », il faut mettre en lumière toute la modernité de l’écriture de Verdi.

Un chant nouveau pour un drame « d’avant-garde »

Pour mettre en musique cette tragédie bourgeoise dont l’héroïne sera sacrifiée sur l’autel de la morale, Verdi cherche à élaborer un langage novateur. Il a pris un pari très risqué en choisissant d’abandonner une des traditions du théâtre lyrique qui consiste à transposer situations et personnages dans un passé et des lieux lointains.  Verdi veut inscrire son drame « ici et maintenant », dans un salon bourgeois, à Paris, dans les années 1850. Car il faut songer que les personnages que Verdi met en scène sont encore pour la plupart vivants. Et les costumes que vont porter les chanteurs seront les mêmes que ceux des spectateurs ! Malheureusement, à la création, la Direction de la Fenice impose à Verdi de transporter l’action à l’époque de Louis XV. Plus grave, les chanteurs ne croient pas à cette œuvre d’ « avant-garde », sans violence, sans trahison, sans combats, très loin du Trouvère qui est pourtant composé dans la même période. Chacun est persuadé d’aller droit à l’échec. Ce qui arrive : la première, le 6 mars 1853 est un des grands échecs de l’Histoire de l’opéra. Le lendemain, Verdi écrit : « La Traviata hier : fiasco. Est-ce ma faute ou celle des chanteurs ? Le temps jugera ».

De l’étourdissement à la solitude absolue

Afin de suivre le déchirant parcours amoureux de son héroïne qui commence dans l’étourdissement d’une vie de plaisirs pour s’achever tragiquement dans le dénuement de la maladie, Verdi choisit une écriture vocale qui s’attache à rendre l’intériorité du personnage. Il recherche la plus grande expressivité musicale en s’éloignant d’un style orné quand il n’a pas de justification dramatique. Il précise bien qu’il lui faut pour le rôle-titre « una donna di prima forza » capable d’exprimer à la fois l’ivresse du plaisir, la fragilité de la maladie, la rébellion et la soumission, l’exaltation et la résignation. La vocalité obéit aux exigences de la « vérité » psychologique du personnage. Le rôle de Violetta passe de la virtuosité à la puissance émotionnelle pour s’achever dans le « murmure » de l’agonie. Ainsi, la virtuosité  culmine au premier acte quand la courtisane affirme sa liberté en refusant de céder au trouble amoureux : «  Sempre libera ». Les cascades de notes trillées traduisent alors une volonté de s’étourdir dans la frivolité. A l’acte 2, Violetta abandonne le chant colorature pour affirmer avec force son amour, jusqu’à sa pathétique capitulation devant les exigences du père d’Alfredo : « Dite alla giovine », où sa voix n’est plus qu’une plainte résignée et poignante. A l’acte 3, c’est l’infinie tristesse de son chant qui viendra bouleverser l’auditeur tandis que l’orchestre accompagne la mort de l’héroïne avec son rythme obsédant de marche funèbre.

Avec ce drame contemporain, Verdi donne une dimension nouvelle au théâtre lyrique. Opéra romantique emblématique, La Traviata  affirme la nécessité d’une adéquation entre texte et musique. La partition répond désormais aux nécessités de l’action. De la Cenerentola à la Traviata, l’écriture vocale s’éloigne de l’ornementation pour suivre les mouvements de « l’intériorité » des personnages. Puccini et les « véristes » poursuivront dans cette voie.

Catherine Duault

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