Wozzeck possédé par la fluidité au Festival d’Aix-en-Provence

Xl_wozzeck_-_festival_d_aix-en-provence_2023___monika_rittershaus_9 © Monika Ritershaus

Pour ses premiers pas au Festival d’Aix-en-Provence, Wozzeck s’insérait assez logiquement dans une 75e édition très tournée vers les XXe et XXIe siècles dans ses productions scéniques – création mondiale Picture a Day Like This, première « européenne » (après Manchester) de The Faggots and Their Friends Between Revolutions, L’Opéra de quat’sous, les Ballets russes de Stravinsky. Les quinze tableaux du chef-d’œuvre macabre de Alban Berg forment un puzzle assemblé sans fissures entre les pièces grâce à son maître de cérémonie Simon McBurney et à ses interprètes superlatifs.

Le metteur en scène, qui avait enthousiasmé Aix avec La Flûte enchantée (en 2014, puis en 2018) et The Rake’s Progress en 2017, utilise les lumières de Paul Anderson comme un liant dramaturgique, relatif au mental sélectif de Wozzeck. Les fondus de noir passent d’un souvenir (ou d’une invention de l’esprit) à l’autre, ramènent le propos à l’essentiel, à hauteur de personnage, tout en exprimant de façon saisissante la vérité de l’isolement social vécu par les laissés-pour-compte de Georg Büchner, aspirés par cet implacable tourbillon de ténèbres. Des tournettes concentriques sont à la fois départ, arrivée, et éternel recommencement. Le spectre de la Grande Guerre traverse les costumes et les comportements. Une porte isolée marque le seuil de l’intimité ou de la vie publique, car derrière le féminicide de Marie et la corruption des élites se cache une oppression sociétale dénuée de cloisons, passant à travers le trou de serrure de n’importe quelle psychologie tourmentée. Les ambiances lumineuses évoquent des processus de découverte et de dévoilement, tandis que les personnages traversent les transitions, devant des vidéos fantômes. La lenteur – voire l’immobilité – des corps trahit l’incapacité de se défaire de leur statut social. Simon McBurney parvient à jongler entre les visions et nous invite en leur cœur, avec notre propre ressenti. L’esprit sait seul comment réunir ses historiques, et le nôtre raccorde tous les bouts de Wozzeck selon sa propre logique. Ce Wozzeck est plus glaçant que sordide car nous nous immergeons dans le moindre tableau, dans cette esthétique où tout n’est que transition ou passage, et sied parfaitement à la musique rentre-dedans de Berg.


Wozzeck, Festival d'Aix-en-Provence 2023 (c) Monika Rittershaus 

Sir Simon Rattle dégoupille l’intuition du London Symphony Orchestra comme une grenade toujours prête à l’explosion, et génère une simili-improvisation faite d’une bourrasque de timbres multiples. Le son crève l’abcès, la terre des tombeaux qui s’anticipent en scène côtoie la ferveur active de leurs fossoyeurs. Le chef appuie sur le champignon pour trouver la texture la plus juste au meilleur moment. Les détonations en cascades créent un brouillard instrumental intermédiaire entre deux résidus de fumée, et c’est là que s’exprime une complémentarité scène-fosse des plus impressionnantes, permise aussi par l’excellence de tous les pupitres.    

Comme à Londres au printemps ou à Vienne en 2022, Christian Gerhaher est maître du rôle-titre. Il sculpte de réflexion et d’indécision le phrasé du personnage, mais trouve parallèlement le découpage idéal de la ligne. Courroie de transmission à l’action scénique, il mélange brillamment l’ensauvagement de Wozzeck à la souffrance qui le touche. Il fait ressentir la rage et le malaise, la sueur à la fois collante et glaçante. Malin Byström campe une Marie « extrasonore » aux mille reflets dans sa métamorphose par l’espoir. Avec l’enfant, elle adoucit son malheur dans la berceuse. Avec le Tambour-major, le sourire laisse libre cours au sourire et à la limpidité. Avec Wozzeck, elle oriente la voix vers une texture plus anguleuse qui s’intègre naturellement aux échanges violents et suspicieux. Thomas Blondelle fait le show en un grandiose et intelligible Tambour-major, plante carnivore rageuse se nourrissant des flops des autres pour mieux briller. Mêmes éloges à déclarer chez le Docteur mégalo et texturé de Brindley Sherratt, le persifleur et toxique Capitaine de Peter Hoare, ainsi qu’au sein des imposantes montagnes russes de Robert Lewis (Andres) et du nectar onctueux d’Héloïse Mas (Margret). La possession profonde de la direction d’acteurs fait le reste !

Thibault Vicq
(Arte.tv, juillet 2023)

Wozzeck, d’Alban Berg, en streaming sur Arte Concert jusqu’au 12 août 2023

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