Tosca à la Monnaie, ou la blancheur du fascisme

Xl_tosca_theatre-royal-de-la-monnaie-bruxelles_rafael-villalobos_2021 © Karl Forster

Mensonge, hypocrisie et pouvoir sur autrui comptent parmi les attributs déjà bien commentés ici-bas de Scarpia. Leur particularité repose sur le soutien de l’Église, une instance de contrôle fermant les yeux sur le travail un peu sale qui arrange ses propres affaires, et servant d’argument d’autorité au chef de la police pour mener à bien ses atroces missions. D’un côté, il y a ceux qui commandent, et de l’autre, les asservis. La peur est brandie en étendard pour contrôler les « contrôlables ». Tosca et Cavaradossi croient autant en l’art (qu’ils produisent) qu’en Dieu (qui les surplombe), et même en l’amour et en la justice, là se trouve leur principal tort. Pour nettoyer les cerveaux en profondeur, il faut de sacrés atouts…

La nouvelle production de Tosca à la Monnaie par Rafael R. Villalobos – en coproduction avec l'Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie, Pyrénées Méditerranée, le Gran Teatre del Liceu (Barcelone) et le Teatro de la Maestranza (Séville) – est un travail passionnant qui part de cette base pour élargir toujours plus ses réflexions et retomber à chaque fois sur ses pattes. Une partie de l'interview qu'il nous avait accordée en janvier dernier portait justement sur sa vision des relations entre politique et clergé dans cette œuvre. Il intègre à son storytelling limpide la figure de Pier Paolo Pasolini, dont la mort en 1975 sur la plage d’Ostie reste encore partiellement inexpliquée, au moment où il achevait son ultime et insoutenable chef-d’œuvre Salò ou les 120 Journées de Sodome. Le film raconte, dans le simulacre de République de Salò – dont Mussolini a été parachuté leader par Hitler en 1943, et dans laquelle le réalisateur a vécu dans ses jeunes années , la séquestration de jeunes gens dans une grande maison par des hauts représentants du pouvoir. La grande intelligence de Rafael R. Villalobos est de ne pas rigoureusement « reconstituer » les scènes-chocs du film, mais d’en faire quelques emprunts visuels (une table, des corps nus recroquevillés). S’il y a tout de même le marquage au fer blanc de Cavaradossi, le banquet d’excréments et l’arrachage de membres vu aux jumelles n’apparaîtront pas ! La « faveur » demandée par Scarpia à Tosca à l’acte II est une séance sadomasochiste, se terminant bien sûr par le meurtre des mains de la cantatrice, parant la phrase « Tu m’as assez torturé » d’une nouvelle signification.

La formidable structure blanche de décor d’Emanuele Sinisi, sur plateau tournant, condense les architectures de Rome, dans leurs reliefs comme dans leurs creux cachés. La violence est signifiée par la beauté de ce ballet rotationnel immaculé et les saisissantes peintures de l’Espagnol Santiago Ydáñez – notamment inspirées du Caravage – au moment adéquat. Car le metteur en scène possède un art de la synthèse, un less is more qui dose à la perfection ce qui doit être vu par le public, qui cache parfois pudiquement la barbarie ou la putréfaction de l’arrière-boutique. Il illustre également une proximité des amants, une (re)séduction sans artifices, une tension érotique du quotidien rejetant la passion qui sonne faux. Et comme les chœurs sont chantés depuis une autre salle, il n’y a pas de mouvements de foules coupant court aux évolutions psychologiques des personnages principaux. Le fil rouge de la domination (par l’institution, la relation humaine ou le fantasme) a sans relâche droit au chapitre, esthétiquement triomphal, psychologiquement riche. Une prouesse pour un spectacle qui n’est apparu qu’après les remaniements COVID, et qui confirme, après son Barbier de Séville montpelliérain, que Rafael R.Villalobos est indispensable au monde lyrique !

La double distribution, elle aussi de « dernière minute », rassemble des chanteurs de premier plan. Myrtò Papatanasiu campe une Tosca facétieuse et complexe, prenant la vie comme un jeu (celui de la cantatrice transposant sa vie personnelle à une répétition de ses rôles de composition). La femme éplorée et jalouse n’est qu’une parcelle de la surface visible. Son timbre versatile sied très volontiers à cette frontière entre l’émotion véritable et l’émotion refoulée, et les terribles supplications du II vont droit au cœur. Le chant devient acte pieux, ce dont témoigne son « Vissi d’arte » prenant, horizontal et rubato. Pavel Černoch fait de la conversation en musique ; il n’est pas un Cavaradossi qui en impose humainement, il est le pion (toujours cette idée du contrôle) des sentiments et des arbitrages. La voix, peut-être un peu faible en projection, a cependant tout ce qu’il faut pour faire étinceler la partition. Il est dommage qu’il n’incarne pas aussi bien le martyr du pouvoir qu’il n’est musicien et technique. Il fallait une bête de scène pour restituer ce Scarpia mussolinien ; Laurent Naouri est une recrue complètement à-propos. Le profil longiligne, le souffle insondable, les lignes orageuses et la prononciation solennelle concourent à une jolie prise de rôle. Caméléon menaçant, hôte ricaneur, ogre de pouvoir ou wannabe amant : nous y croyons les yeux fermés ! Le superbe Angelotti de Sava Vemić donne un avant-goût captivant de ténèbres et de terre séchée avant le calvaire de Mario et Tosca. Riccardo Novaro est lui un Sacristain de luxe prenant tous les traits du planqué de l’Église, et Ed Lyon prête sa belle voix à Spoletta.

Alain Altinoglu reste un navigateur de sensualité et d’alliages sonores bigarrés avec un Orchestre symphonique de la Monnaie réduit à 30 musiciens, qui à part quelques dérapages incontrôlés chez les cordes, s’acquitte de restituer avec classe le thriller de Puccini. La baguette du chef s’aventure vers les reflets debussyens et les traces de pas dans l’herbe coupée. Autant dire que les dégoulinances ne sont pas à l’ordre du jour ! Le bois, la mousse et la feuille résonnent de sombres accès, en volutes qui font parler la musique en un langage aussi clair et direct que la parole. Si nous prenons très volontiers du rab, il arrive que l’équilibre fosse-scène incertain empêche les chanteurs d’être entendus. Refamiliarisons-nous d’abord avec nos théâtres ; nous retrouverons nos vraies couleurs ensuite !

Thibault Vicq
(Bruxelles, 11 juin 2021)

Tosca, de Giacomo Puccini, au Théâtre Royal de la Monnaie (Bruxelles) jusqu’au 2 juillet 2021
N.B. : deuxième distribution avec Monica Zanettin, Andrea Carè et Dimitris Tiliakos

Crédit photo (c) Karl Forster

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