Montag aus Licht à la Philharmonie de Paris : Stockhausen feel good

Xl_montag_aus_licht © Hervé Escarlo

Pour une fois, le lundi après le Black Friday n’aura pas été le Cyber Monday. En tout cas pas pour les amateurs de Stockhausen, venus nombreux samedi à la Philharmonie de Paris pour Montag aus Licht (« Lundi de Lumière »), sixième volet intégral sur sept du cycle Licht que Le Balcon présente depuis 2018, pour une représentation unique dans le programme du Festival d’Automne, dix mois après une sélection de quelques scènes à l’Opéra de Lille. Les forces vives de l’ensemble de Maxime Pascal continuent de s’affirmer en étendard de la création et du courage de production. Il est d’autant plus impressionnant de voir instrumentistes, chanteurs, comédiens et figurants, de tous âges, de villes différentes, parvenir à se fédérer sur un projet aussi pharaonique, avec un tel degré de précision dans l’immersion sonore et les visions de douceur. Avec la COVID et la conjoncture économique actuelle, le score de six opéras – très éloignés de La Traviata et de La Bohème – en huit ans relève de l’exploit.

Montag aus Licht s’attarde sur le personnage d’Ève, comme Donnerstag aus Licht le faisait avec Michaël en 2018 à l’Opéra-Comique puis en deux parties en 2021 et 2024 à la Cité de la musique-Philharmonie de Paris, et Samstag aus Licht avec Lucifer en 2019 à la Cité de la musique et à l’église Saint-Jacques-Saint-Christophe. Symbole de fertilité et d’érotisme, elle engendre des enfants-jours, des garçons-animaux, des gnomes de conte au chapeau pointu, sur une plage prise dans un océan de bruits lointains, dans un ballet de poussettes ou dans une vénération collective. Le cosmos, le monde, la nature et les symboles forgent et façonnent l’œuvre, à coups de fécondation par un piano-perruche (Alphonse Cemin, qui manie le toucher, le regard et la voix dans une coordination teintée de mystère), de subdivisions du corps d’Ève en extrémités musicales (la continuité des cors de basset d’Iris Zerdoud, Joséphine Besançon et Alice Caubit, ainsi que la voix de Pia Davila en haletant rollercoaster), d’interventions ponctuelles d’un arsenal complet de percussions (par la toujours minutieuse Akino Kamiya) et de sensationnels chœurs arachnéens (Chœur de l’Orchestre de Paris, Jeune Chœur des Hauts-de-France, Maîtrise de Radio France, Maîtrise de Paris, Trinity Boys Choir).

Clapotis, sifflements et suspension sont la signature d’une composition hybride à la recherche d’une matière en constellations. Les bandes, claviers électroniques et l’ « orchestre moderne », se joignent au naturel d’un instrumentarium de vents solistes offrant une présence rassurante et une chaleur organique : à la flûte et au cor de basset, les charismatiques Claire Luquens et Iris Zerdoud servent une extase expressive, en fumée de souffle et en sidérant leadership. La musique de Stockhausen est autant un monde qu’un entre-deux-mondes, un étagement de fréquences et une projection de conceptions auditives, telle une toile qui prendrait en vol les textures qui se dirigent vers elle. On ne sait jamais exactement ce que l’on voit ou entend, ce qui s’agrège ou se désagrège, mais c’est précisément la désorientation de perception qui transcende cette accrétion paisible où se jouent pourtant tensions et frictions, sur fond de quiétude métaphysique. Le chant plane sur la somme de ces sonorités de sésame dans la roche et de profondeurs aquatiques. Michiko Takahashi, Marie Picaut, Clara Barbier Serrano en imposent dans leurs circonvolutions de l’extrême ; Josué Miranda, Safir Behloul, Ryan Veillet alimentent un dense tissu vocal, qui respire à l’unisson. La basse Florent Baffi et le comédien Elio Massignat forment quant à eux un intarissable tandem diabolique, mélange de ligne de séduction et de jeu cartoonesque.

Stockhausen se révèle en effet drôle et ludique dans la mise en scène de Silvia Costa (déjà à la manœuvre sur Freitag aus Licht à l’Opéra de Lille et à la Philharmonie de Paris). Ses garanties : une grammaire chorégraphique, une esthétique pastel aux lumières rieuses (Lila Meynard), et surtout, une atmosphère festive, notamment aux actes I et III. L’idée est de trouver en Ève une célébration de la féminité et du grandir ensemble plutôt qu’une déification rituelle. Silvia Costa opte d’ailleurs pour un phare, au sommet duquel se tient une femme enceinte, plutôt que pour la statue d’une femme jambes écartées, demandée par Stockhausen. Avec les enfants, elle fait passer un message de médiation et de jeu. L’observation et l’expérience remplacent l’initiation ou l’héritage du geste. Ève n’est pas qu’ « enfanteuse » ou idole, elle est présente à tous les stades de développement de l’humanité, de la même manière que les vidéos de Nieto et de Claire Pedot accompagnent le transformisme musical et scénique. Certes, l’acte II, plus protocolaire, avec un propos moins axé sur le personnage et la construction collective (la faute aussi à un livret assez redondant avec les six autres opus de Licht) permet moins de fantaisies, et fascine donc moins, mais avec Maxime Pascal et cette équipe de choc, la musique-monde de Stockhausen en deviendrait presque vecteur de liberté et d’empowerment, ancré dans la pop culture.

Thibault Vicq
(Paris, 29 novembre 2025)

Le Festival d’Automne se tient dans différents lieux d’Île-de-France jusqu’au 24 janvier 2026

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