Manon Lescaut à Francfort : la migrante de l'amour

Xl_4113_manonlescaut01_gross © (c) Barbara Aumüller

Si le nom n’était pas déjà pris par le premier opéra de Kaija Saariaho, L’Amour de loin ferait un bon sous-titre pour la Manon Lescaut de Puccini que propose actuellement l’Oper Frankfurt. On savait Manon plutôt ambivalente entre vénalité et passion, mais entièrement vouée à sa liberté, depuis le roman de l’abbé Prévost et les opéras-comiques d’Auber et de Massenet. Elle est aujourd’hui en cavale à travers les yeux d’Àlex Ollé.


Manon et Des Grieux, gare routière (c) Barbara Aumüller

Le metteur en scène du collectif La Fura dels Baus fait appel au fidèle scénographe Alfons Flores pour des décors toujours plus impressionnants et ingénieusement conçus : les « lieux de passage », tels qu’une gare routière bétonnée (Amiens), une poétique boîte de striptease avant l’ouverture au public (Paris) ou une grise prison de transition (Le Havre), sont légion pour cette Manon qui a fui son pays d’origine avec son frère en quête d’une vie meilleure. En arrière-scène demeurent quatre lettres taillées dans le roc : LOVE. Cet amour est un mirage, un nouvel idéal, une éventualité, une illustration sculpturale au XXIe siècle de l’œuvre pop art de Robert Indiana exposée au MoMA, à New York. Ce LOVE est mondialisé, mercantile, mais constitue un espoir plus inatteignable encore que la décence d’une digne existence. C’est la futilité d’un cœur avec les doigts, l’espoir d’une éducation sentimentale, l’étape postérieure au confort matériel. Manon et Lescaut coupent des grillages pour prendre la fuite avant les premières mesures de l’orchestre, puis arrivent en camionnette à Amiens, Manon devient danseuse de pole dance sous le contrôle du gérant Geronte, pour finir dans une cage grillagée et être « exportée » par bateau avec Des Grieux en Nouvelle-Orléans. Dans le désert funeste où elle trouvera la mort, le monumental LOVE est dos au public : l’envers de la médaille finit par atteindre le personnage, qui réussit dans ses derniers instants à se nicher dans le « E », comme pour retrouver une neutralité vis-à-vis de ses aspirations (elle ne s’inscrit plus en spectatrice ou en receveuse de cette vision, elle s’y intègre). Même si l’on est confronté à quelques petites confusions au premier acte dans la gare routière et son Pomme de Pain attenant, la lecture d’Àlex Ollé est en plein dans le mille à partir du II (qui plus est dans les éloquentes lumières de Joachim Klein), et confirme les enjeux modernes de l’héroïne.


Manon Lescaut (c) Barbara Aumüller


Manon Lescaut, acte IV (c) Barbara Aumüller

La traversée est une notion que le chef suisse Lorenzo Viotti (en alternance avec Takeshi Moriuchi) transmet merveilleusement, avec un Frankfurter Opern und Museums Orchester au sommet. Il éparpille l’agitation de la foule en tranches de vie palpitantes, et fait culminer les histoires personnelles au rang de légendes sacrées. Il remue les affects dans un triomphe de nuances, donne la parole à tous les pupitres pour soutenir les fondations d’une orchestration dont il sert la perfection, renouvelle le rapport fosse-scène. Il love Puccini, c’est certain, et on reste soufflé par ce coup de maître.

Quel dommage que la distribution vocale n’apporte pas complètement son lot de sensations fortes. La soprano phénomène Asmik Grigorian, qui avait stupéfait les rédacteurs français et allemand d’Opera Online en Salomé au Festival de Salzbourg, paraît autant en transit que le rôle-titre. Froide et rêche, parfois caricaturale (la maladie du quatrième acte), elle semble entrer par effraction dans ce répertoire. Avec des moyens exceptionnels, certes, mais utilisés à mauvais escient. À moins que la justesse approximative dans les piano et le relatif manque d’orientation des phrases ne soient volontaires pour dessiner une Manon insensible et désorientée, voire non-humaine… En tout cas, le personnage ne semble pas lui parler, malgré une incarnation théâtrale acharnée. C’est dans les forte (écrits) qu’elle reprend du poil de la bête, particulièrement dans son duo avec Des Grieux au deuxième acte, où les aigus de Joshua Guerrero dirigent des inflexions incandescentes. Le reste du temps, les superbes lignes libres du ténor sont contrecarrées par une tendance à forcer le son et à « casser la voix ». L’adhésion au Lescaut d’Iurii Samoilov se heurte à l’abondance de respirations, tailladant la musicalité, et le mettant dans une zone de flou constant, en dépit d’un vibrato qui sait bien raconter le passé. Bien que Donato di Stefano incarne un Geronte pataud, jamais vraiment juste, jamais vraiment clair, que le Chœur de l’Oper Frankfurt ne suive guère les mouvements de baguette, les seconds rôles (Magnús Baldvinsson, Bianca Andrew, Jaeil Kim, Pilgoo Kang) sont source de plaisir auditif, à commencer par l’Edmondo éveillé de Michael Porter.

LOVE, le nouveau graal ? Si l’époque inspire le désenchantement, on ne peut que saluer la remise en contexte d’œuvres qu’on croyait connaître.

Thibault Vicq
(Francfort, le 6 octobre 2019)

Manon Lescaut, de Giacomo Puccini, à l’Oper Frankfurt jusqu’au 23 novembre 2019

Crédit photo (c) Barbara Aumüller

Pour aller plus loin :

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading