Le Viol de Lucrèce au Théâtre des Bouffes du Nord, par l’Académie de l’Opéra national de Paris

Xl_le_viol_de_lucr_ce_-_acad_mie_de_l_op_ra_national_de_paris Crédit photo ©Studio J’adore ce que vous faites_OnP

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale et après son premier essai lyrique flamboyant (Peter Grimes), Benjamin Britten se lance dans l’opéra de chambre avec Le Viol de Lucrèce : huit chanteurs et treize instrumentistes pour illustrer les coulisses intimes de la guerre de Rome (pendant l’invasion étrusque) contre Athènes.


Le Viol de Lucrèce, Académie de l’Opéra national d Paris;
©Studio J’adore ce que vous faites_OnP

Le conflit armé n’est qu’un hors-champ pour mener une réflexion sur les démons de la culpabilité. L’officier Junius met au défi le prince étrusque Tarquin de tester la chasteté de Lucrèce (épouse de Collatinus), la seule femme à ne pas avoir été infidèle à son époux à Rome. Tarquin se fait recevoir chez elle en pleine nuit, l’embrasse et la viole. Quand Collatinus revient auprès de Lucrèce, cette dernière ne peut que se résoudre à se suicider pour échapper à la honte et au déshonneur qui la rongent. C’est alors le point de départ de la révolte de Rome contre l’envahisseur étrusque.

La promo actuelle de l’Académie de l’Opéra national de Paris aura donc bien l’occasion d’être mise en scène cette année (comme pour La Chauve-souris à la MC93, il y a deux ans). Le Théâtre des Bouffes du Nord accueille dans son magnifique écrin érodé par le temps cette réussite visuelle et musicale. La metteure en scène Jeanne Candel, qui nous avait frigorifiés avec son Hippolyte et Aricie en streaming depuis l’Opéra Comique en novembre, révèle ici vraiment ses talents d’artisane des émotions. Elle prend possession de l‘espace avec les décors harmonieux de Lisa Navarro, dominés par des fils tissés dans la verticalité : une chambre-prison surélevée (où a lieu le viol) en arrière-scène, ainsi qu’une toile tressée déroulée en tapis jusqu’à l’avant-scène, suffisent à créer des régions mentales traversées par le son de l’orchestre. Les intersections entre les instrumentistes et les solistes permettent d’effleurer, de la meilleure manière qui soit, la pudique délicatesse des non-dits. Le maître mot est la continuité, entre toutes les parties, entre les âmes meurtries, entre l’incarnation et la pensée, dans un soin constant de la direction d’acteurs.


Le Viol de Lucrèce, Académie de l’Opéra national d Paris;
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Nous nous réjouissons que les poulains de la « Grande Boutique » demeurent des talents à suivre, à commencer par le magnifique ténor suédois Tobias Westman (Male Chorus). Il porte la piété de l’espoir avec un timbre florissant et lumineux, dont l’expression par le murmure solaire et la dense précaution donnent à la prestation des allures de Lied. Ce cheminement magnétique du bien est soutenu par Andrea Cueva Molnar (Female Chorus), qui par ses vocalises de comptine en projection caressante, accumule la matière sonore pour la reprendre plus scintillante encore. Les légères approximations du début de la représentation sont vite remplacées par le tapis embaumé de fleurs qu’elle déroule ensuite dans sa prosodie. La Lucretia de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur injecte des prémonitions rugueuses dans un somptueux langage de l’interrogation. Avec une dignité d’argent et une endurance de fer, elle partage la vie et les ombres dans des phrases à l’ivresse quasi vériste, jusqu’à des graves sidérants de beauté. Cornelia Oncioiu (Bianca) partage cette longueur du souffle. Et même si elle ne se dépêtre pas complètement des récitatifs, c’est le cap des inflexions qui lui donne confiance, pour emporter le public dans un filet satiné. La soprano russe Kseniia Proshina (Lucia) est mue par l’objectivité pure de ses tenues célestes et un art envoûtant de la déclamation. Alexander York montre ostensiblement qu’il peut chanter Tarquinius, mais trop de sonorité lui fait perdre en flexibilité et en précision. Son timbre caramélisé le destine pourtant à plus de subtilité. De Junius, Alexander Ivanov met en lumière les visions intérieures. C’est peut-être son rôle d’officier qui le rend un peu raide dans l’émission, comme s’il se refusait à sortir d’un cadre bien établi, qui sécurise une technique bien solide, mais éloigne un peu l’expressivité. En dépit de certains aigus instables, la basse bien projective Aaron Pendleton rend palpable la mélancolie résineuse de Collatinus.

Léo Warynski, dont nous avions remarqué l’adresse et la sensibilité dans Akhnaten de Philip Glass à l’Opéra Nice Côte d’Azur en novembre, fait ses débuts « à » l’Opéra national de Paris avec les excellents instrumentistes de son ensemble Multilatérale, de l’Académie et de l’orchestre atelier Ostinato. Il tire le meilleur des musiciens, qu’il dirige en italiques dans des pâtes de velours et des textures atmosphériques, solidifiées ou liquéfiées à l’envi. Le son de la vertu fait danser, goutter, partager la musique, avec un vrai point de vue, et jamais le plus facile. Les piano naissent du néant quand le parfum d’honneur gagne du terrain, la simultanéité des situations (l’effet « split screen », cher à Britten) est profondément respectueuse de la lettre. La substance devient essence, jusqu’à un finale sous forme de rituel aux silences éloquents.

Thibault Vicq
(Paris, 14 mai 2021)

Le Viol de Lucrèce (The Rape of Lucretia), de Benjamin Britten, au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris) du 19 au 29 mai 2021

Autre distribution avec Kiup Lee (Male Chorus), Alexandra Flood (Female Chorus), Niall Anderson (Collatinus), Danylo Matviienko (Junius), Timothée Varon (Tarquinius), Ramya Roy (Lucretia)

Crédit photo ©Studio J’adore ce que vous faites_OnP

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