Streaming : la mathématique charnelle d’Akhnaten à l’Opéra Nice Côte d’Azur

Xl_akhnaten-opera-nice-cote-azur-2020 © Opéra Nice Côte d'Azur

Aménhotep IV à son arrivée sur le trône, Akhénaton quelques années plus tard : d’une identité à l’autre, ce pharaon du XIVe siècle avant J.-C. n’a cessé de marquer l’imaginaire collectif au travers de la croyance monothéiste – pour Aton – qu’il a voulu imposer dans une société polythéiste, ou par les fantasmes autour de son épouse Néfertiti. C’est également la troisième figure historique que Philip Glass a célébrée dans un opéra, après Einstein (Einstein on the Beach) et Gandhi (Satyagraha), et avant les astronomes Kepler et Galilée, les explorateurs Christophe Colomb et Vasco de Gama, ou le célèbre Walt Disney. Contrairement aux percées à la fois documentaires et domestiques de son compatriote John Adams, l’emblématique minimaliste américain construit Akhnaten en vignettes non-narratives, moins intéressé par la logique de l’Histoire que par le rayonnement de son sujet d’étude.

Dans sa musique (écrite sans violons) transparaissent la physiologie des corps et l’ordre naturel du monde imaginé par le roi égyptien. Le sang coule dans les veines de ce qui ne constitue en rien un mausolée. L’itération sert à installer l’ordre de marche d’un destin et à faire entendre les facettes texturales. Les accords arpégés donnent du relief à la représentation des personnages, les gammes font office de liant. Les exigeants emboîtements rythmiques de Glass – dans Akhnaten, comme dans la majeure partie de sa production de compositeur – entraînent un questionnement perpétuel sur leur exécution : doit-on être rigoureux stricto sensu ou faire respirer les strates ? Dans la fosse de l'Opéra Nice Côte d'Azur, Léo Warynski – Personnalité musicale de l’année, ex-æquo avec le ténor Benjamin Bernheim, aux Prix du Syndicat de la critique en juin dernier – joue sur les volumes plutôt que sur le millefeuille, et mélange les ciments intermédiaires d’un Orchestre Philharmonique de Nice à la bouche parfois pâteuse (surtout chez les bois), mais toujours vaillant, charnu et volontaire. Le chef déconstruit habilement l’architecture très cadrée de la partition, habille la raison d’émotion, pour en suggérer la sensualité et les zones de liberté. Cette juxtaposition de caractères prend la forme de rubatos infimes, loin des monotones interprétations « au métronome », et c’est sûrement mieux ainsi. Les changements de tempi d’une scène à l’autre surviennent d’ailleurs sans césure, ce à quoi les trois remarquables percussionnistes ne sont pas étrangers.

Le premier spectacle de Bertrand Rossi à l’Opéra Nice Côte d’Azur – initialement prévu en ouverture du Festival MANCA – est le fruit d’un engagement collectif exceptionnel, comme il nous l’expliquait en interview. La captation à huis-clos d’une création française sur un opus peu connu, dans une nouvelle production, en période COVID, quelques jours après l’attentat à la basilique Notre-Dame, alors même que le confinement venait d’être prononcé, nécessitait des nerfs d’acier. L’artiste Lucinda Childs, potentiellement « à risque » et ne pouvant se déplacer depuis New York, s’est démenée en visioconférence depuis le début des répétitions pour remplir ses fonctions de mise en scène et de ballet. La géométrie dans l’espace qu’elle propose se positionne dans la continuité de son travail historique de chorégraphe (régulièrement en collaboration avec Philip Glass depuis Einstein on the Beach). Elle suivrait même les mots d’Akhenaton (le rappeur, pas le pharaon) : « Se satisfaire de peu est la plus grande sagesse : un esprit comblé est un trésor caché et le souci ne le trouve pas ». Avec seulement un grand disque incliné, de la danse physique et projetée, des vidéos magnifiques (d’Étienne Guiol) aux effets 3D, elle donne une âme à cette frise de musique en des dioramas visuels et sensibles. Le statisme ne détourne pas l’attention, il l’accentue, dans un fascinant cérémonial de mouvements.

Les conditions d’accueil du public ont dû faire réfléchir à des coupes dans l’œuvre, qui comporte normalement deux entractes. Pour pouvoir jouer l’opéra d’une traite sans abîmer l’intégrité de l’ouvrage, sans trahir le compositeur et sans que le rendu ne soit insurmontable pour les musiciens, Léo Warynski explique s’être mis d’accord avec Lucinda Childs pour réduire les 2h15 à 1h50, en rognant certaines reprises, des passages parlés, et une scène. Les lignes vocales sont presque intégralement restées indemnes. Julie Robard-Gendre campe une Néfertiti rouge velours et frémissante, Patrizia Ciofi rayonne de plénitude en Reine Tye, Frédéric Diquero convainc par sa générosité dans le rôle d’Amon, et le chœur s’élance en manteau neigeux. Si Vincent Le Texier (Aye) peine par manque de communion rythmique, Fabrice Di Falco est un Akhénaton plutôt correct, qui nous aurait fait un peu plus vibrer avec un timbre moins friable et des aigus moins aigrelets. Retour de l’équipe près du Cours Saleya en début de saison 21-22 pour une version avec public, tout de même beaucoup plus conseillée pour vivre l'expérience Glass !

Thibault Vicq
(opera-nice.org, novembre 2020)

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