L'Ange de feu de Prokoviev ouvre triomphalement la saison lyonnaise

Xl_ange © Jean-Philippe Maurin

Composé par Sergueï Prokoviev dans les années 20, L'Ange de feu ne sera joué que trente ans plus tard, d'abord en version de concert (et en français) au Théâtre des Champs-Elysées, puis l'année suivante en version scénique (et en italien) à La Fenice de Venise, avant d'être enfin donné dans sa langue originale russe, à l'Opéra de Prague, en 1981.

Le metteur en scène chargé d'une nouvelle production de cet ouvrage se trouve placé devant un choix difficile : s'il respecte la lettre du livret, il court le risque de desservir la musique par la mise sur pied d'un spectacle manquant de rythme et d'homogénéité ; mais s'il raconte une histoire parallèle en donnant corps aux visions de l'héroïne, il se voit amené à confiner la musique dans un rôle subalterne, car l'intérêt se concentre alors sur l'action scénique. C'est ce deuxième parti que choisit le metteur en scène australien Benedict Andrews. Conscient de l'impossibilité où chacun se trouve de déchiffrer les intentions du compositeur russe, il décide de rendre constamment visible le hiatus entre le spirituel et le charnel. Dans une scénographie moderne et plutôt rébarbative (on est loin du XVIe siècle du livret...), installée sur une tournette et composée de multiples panneaux modulables, il y fait évoluer des personnages qui se frôlent sans se comprendre. De nombreuses apparitions symboliquement marquées – celles de jeunes filles torturées qui sont les doubles de Renata (à l'âge de l'enfance ou de l'adolescence) – donnent des indices sur l'itinéraire de la folie obsessionnelle de l'héroïne, mais les clés de compréhension profonde nous sont finalement refusées.

Inoubliable Lady Macbeth de Mzensk in loco la saison dernière, Ausrine Stundyte incarne avec une incroyable virtuosité le personnage de Renata. Entièrement possédée par son rôle, la soprano lituanienne réussit à faire croire à la plus complète hystérie sans jamais négliger la musique, à l'aise dans les hauteurs de sa ligne vocale sans jamais crier et altérer en quoi que ce soit son magnifique timbre. Sa voix convient idéalement à ce rôle inhumain qui exige de l'interprète la puissance d'une Brünnhilde et les élans lyriques d'une Sieglinde. L'autre rôle important, celui du Chevalier Ruprecht, qui aide Renata dans sa recherche de l'Ange de feu (personnifié par l'insaisissable Comte Heinrich), est campé avec beaucoup d'ardeur par Laurent Naouri, dont la ligne de chant a la vaillance et l'éclat d'un grand baryton-basse. Il s'exprime, par ailleurs, dans un russe tout à fait idiomatique.

La mezzo russe Mairam Sokolova crée la surprise dans la courte intervention de la Voyante au premier acte. Sa voix, utilisée avec une belle retenue, s'enrichit d'une palette de nuances allant du parlando presque atone au cri superbe et maîtrisé. Sa compatriote Margarita Nekrasova (L'Hôtesse) fait également forte impression avec ses graves impérieux, tandis que Vasily Efimov fait un début remarqué en Glock avec son timbre perçant et superbement projeté. Autour, on distinguera le puissant Agrippa von Nettesheim (et Méphistophélès) du ténor russe Dmitry Golovnin (formidable Roi Candaule à Anvers en avril dernier), le caverneux Faust de Taras Shtonda ou encore le pétulant Aubergiste du baryton belge Ivan Thirion. Au final, seul l'Inquisiteur du baryton-basse lituanien Almas Svilpa (qui interprète aussi le rôle muet du Comte Heinrich) ne satisfait pas l'écoute, à cause d'une voix manquant cruellement de rayonnement et de projection. On le regrette d'autant plus qu'il a la lourde responsabilité de tenir la scène finale.

Côté fosse, le chef japonais Kazuchi Ono – qui entame sa dernière saison en tant que directeur musical de l'Opéra de Lyon – offre une direction fouillée, brillante et spectaculaire de la superbe partition de Prokoviev. Sa lecture séduit autant par l'art consommé des crescendi mis en place avec une rigueur imperturbable que par la rutilance des timbres et l'étonnant relief de chacune des voix de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon. Toujours aussi enthousiasmant, le Chœur de l'Opéra de Lyon – préparé par Philip White – fait preuve d'un étonnant aplomb dans la (dernière) scène du couvent. Leurs cris hystériques ont la précision métronomique nécessaire à la mise en place des divers plans de cette orgie sonore finale, mais également la variété de couleurs apte à en faire ressortir les impressionnantes audaces harmoniques.

L'hystérie de la scène se communique bientôt à la salle, et c'est bien à une triomphale ouverture de saison lyonnaise que l'on a assisté.

Emmanuel Andrieu

L'Ange de feu de Sergueï Prokoviev à l'Opéra national de Lyon, jusqu'au 23 octobre 2016

Crédit photographique © Jean-Pierre Maurin

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