La Nuit des rois, la poétique romantique de Schumann à La Seine Musicale

Xl_4_-_la_nuit_des_rois_17mai2021__julien_benhamou ©Julien Benhamou

Au-delà de son considérable corpus de lieder, l’apport lyrique de Schumann se concrétise avec son unique opéra, Genoveva (notamment présenté à l’Opernhaus Zürich en 2007), et ses oratorios, à l’image de Manfred (défendu à Montpellier en 2017) et des Scènes du Faust de Goethe (qui clôturaient la saison 21-22 d’Opera Ballet Vlaanderen). C’est sans compter les quatre ballades qu’il écrit en 1852 : une forme dans la forme, inspirée par le genre littéraire du même nom, qui par le meta se façonne librement à l’instar d’une « nouvelle opératique », en fragments diviseurs ou bien en un développement continu. Les deux cas de figure se présentent avec Le Page et la fille du roi et La Malédiction du chanteur, au sein de La Nuit des rois, projet de 2021 porté par Laurence Equilbey. Deux mois après le concert des 30 ans d’accentus, elle s’entoure à nouveau du chœur et d’Insula orchestra, mais également d’une équipe créative pour faire littéralement « sortir » la musique de la scène.

Des différentes vies qu’a eues Antonin Baudry – diplomate spécialisé en questions culturelles, auteur de la BD Quai d’Orsay (2010-2011), ou réalisateur du film Le Chant du loup (2018) –, celle, toute neuve, du spectacle vivant est aussi réussie que les précédentes. Appelé par la chef d’orchestre, il propose une lecture fluide où la vidéo joue un rôle central. Les interprètes évoluent devant et (en transparence) derrière un immense écran projetant des couleurs et textures oniriques de conte. On a été transporté par ces images en mouvement d’Anatole Levilain-Clément, qui transcende l’illustration en proposant des visions d’un autre monde. La nature y possède un pouvoir d’attraction comme de possession mentale, dans la métamorphose constante des points de vue. Les déplacements scéniques apparaissent comme un nuancier supplémentaire pour révéler la chair en profondeur de champ. Il n’était sans doute pas nécessaire d’affubler tous les instrumentistes de la même couronne que le Roi et la Reine, mais peut-être est-ce pour rappeler que le sort des personnages s’écrit à égale mesure dans l’orchestre…

Laurence Equilbey excelle dans le dialogue avec cette stupéfiante maîtrise formelle animée du rêve et de l’hallucination collective. Elle motive ses troupes d’Insula orchestra en s’affranchissant des frontières entre art auditif et art visuel, comme si l’un ne pouvait fonctionner sans l’autre. La musique existe par son relief – les cimes à l’intersection des mouvements ascendants et descendants –, par sa sensorialité – on pourrait presque sentir l’odeur des branchages –, par sa floraison – l’avancée bourgeonnante du son, les cumulus de rapprochements instrumentaux. Les fins de phrases, carrées, affinent un cadre et une vision bien agencés, permettant en leur sein des degrés de liberté. C’est ensuite par le pouvoir de la résonance et l’économie de vibrato qu’Insula orchestra écrit cette histoire dont Schumann sort gagnant. Même si les attaques des bois manquent parfois de synchronisation, les appoggiatures fertiles, la masse de cordes en équilibre absolu autour du medium (sur un tapis de contrebasses-orfèvres) et la limpidité des nuances entre les pupitres mettent constamment en valeur la partition. Les deux marches funèbres de Beethoven et le Chant de la nuit de Schumann, qui s’ajoutent aux deux ballades précitées, portent respectivement le poids des pas et l’articulation du sentiment commun qui monte. Les piano partent du néant, puis les arrivées et départs se croisent en un maillage d’apesanteur.

accentus montre une nouvelle fois la sublime dramaturgie qu’il peut créer à partir de simples consonnes ou de sa spatialisation. Difficile de trouver un son de chœur plus subtil, clair, plein, souple et en phase avec l’orchestre ! Les deux Rois de Rafał Pawnuk vont droit au but, dans un chant de l’expérience, et la Reine de Camille Schnoor, à la projection franche, donne un contour musical à la prédestination. Le ténor Ric Furman incarne d’abord le jeune premier avec la vaillance à la fois ciselée et intériorisée des héros wagnériens, et, dans la deuxième ballade, le romantique dévoilant peu à peu ses pensées. Adèle Clermont n’épanouit pas complètement sa voix en Princesse, mais Rachel Frenkel recueille tous les suffrages en Narratrice, chez qui la neutralité du statut fait naître la beauté de la note (et de son voisinage), et chez qui l’omniscience invite à une splendide exploration jusqu’au bout du souffle. Le baryton Tommi Hakala transmet l’émotion du lied avec l’émission de l’opéra. Ses lignes libres et haletantes s’embellissent à mesure que la phrase avance, confiante et dense, parallèlement à la progression pessimiste de ces histoires, qu’on aura savourées jusqu’au bout du même plaisir.

Thibault Vicq
(Boulogne-Billancourt, 12 mai 2023)

La Nuit des rois, à partir de ballades de Robert Schumann et de Ludwig van Beethoven :
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à La Seine Musicale (Boulogne-Billancourt) jusqu’au 15 mai 2023
- à l’Elbphilharmonie (Hambourg), en version de concert, le 17 mai 2023

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