Streaming : Genoveva de Schumann, une redécouverte de toute beauté à l’Opernhaus Zürich

Xl_genoveva_opernhaus_z_rich © Opernhaus Zürich

Schumann a très tôt des rêves d’opéra « vraiment » germanique. La Flûte enchantée, Fidelio et Le Freischütz sont autant de points de repère qu’il désire perpétuer. En s’installant à Dresde en 1844, il se rend vite compte qu’un certain Wagner, dans la même ville, a des desseins similaires, mais il considère cependant Rienzi et Le Vaisseau fantôme trop franco-italiens. Il commence Genoveva à l’été 1846, sur un livret de Reinick – qu’il retouchera lui-même en grande partie – d’après la légende médiévale de Geneviève de Brabant. Le seul véritable opéra de Schumann – Manfred, les Scènes sur le Faust de Goethe et Le Paradis et la Péri sont de l’ordre de l’oratorio – est finalement créé en juin 1850 à Leipzig, presque au même moment que Lohengrin (à Weimar), dont le sujet est comparable, notamment sur la dévotion du personnage central féminin. Le succès n’est pas au rendez-vous, et ce n’est qu’après la mort de Schumann (juin 1856) que l’œuvre tournera en Allemagne et en Autriche. Si Genoveva a relativement sombré dans l’oubli depuis lors, le chef Nikolaus Harnoncourt en a été un défenseur convaincu, en l’enregistrant d’abord en 1997 puis en le dirigeant en fosse de l’Opernhaus Zürich en 2007 pour une production en tous points admirable, proposée en ligne le week-end dernier.

La baguette alerte de Nikolaus Harnoncourt sert une restitution cinq étoiles de la partition avec un Orchestre de l’Opéra de Zurich en pleine possession de ses moyens. Le respect de la lettre y est sans faille, et il se crée un je-ne-sais-quoi alchimique où la musique se projette dans la conscience, où chaque émotion se fait tangible. Tout y est, tout se fait entendre distinctement, mais on ne se sent jamais submergé d’informations ou de textures. Aucun dessin ou discours ne pourrait être plus clair que le panorama psychologique et la violence patriotique dépeints par cette direction d’orchestre qui ne cherche jamais à vouloir donner un sens aux sons. La matière semble se former d’elle-même, autonome, riche en possibilités. La magie blanche de Nikolaus Harnoncourt consiste à utiliser la musique comme un outil de communication continuel avec le public. Inoubliable !

Le comte Siegfried, très heureux de repartir en guerre contre les Sarrasins sous le drapeau de Charles Martel, laisse son épouse Genoveva aux bons soins de Golo, qui l’aime terriblement en silence depuis des années. La sorcière Margaretha a dans le passé été repoussée par Siegfried. Sa vengeance passera donc par Genoveva, et donc par le naïf Golo, convaincu que Genoveva partage ses sentiments. Quand Genoveva le repousse, Golo invente de toutes pièces l’inconstance de celle dont il n’obtiendra jamais la main et en informe Siegfried, qui souhaitera avoir confirmation des faits à travers le miroir magique de Margaretha. Siegfried n’hésite pas une seule seconde, son épouse doit mourir. Golo tente une dernière fois auprès de Genoveva un chantage de vie sauve contre une nuit avec lui. Le refus est de nouveau catégorique, un serviteur tue le bourreau Balthasar lorsqu‘il s’apprête à transpercer Genoveva de son épée. Golo s’enfuit, Genoveva est déclarée innocente.

Le dépouillement radical de la proposition scénique de Martin Kušej, dans une boîte centrale entièrement blanche, est paradoxalement d’une édifiante complexité théâtrale. Un miroir et une double porte illustrent les trahisons de Margaretha et Golo, et les quatre personnages principaux occupent physiquement l’espace du début à la fin. Par les regards, les mouvements chorégraphiés, les non-dits et la présence absente, les enjeux du livret sautent magistralement aux yeux. Ils savent sans savoir, ils luttent pour eux-mêmes. Le spectacle ne tourne en fin de compte qu’autour de la vertu, et la propreté décroissante du plateau et des corps jauge l’échiquier dramatique. La crasse du peuple garde des séquelles sur les murs immaculés, Golo accumule la saleté, et le lavabo visible sur scène ne sera utilisé qu’au début de la soirée pour rincer les mains des protagonistes, dans une purification hypocrite d’eau bénite avant de faire le mal. La grande clarté du propos est soutenue par l’indéniable réussite visuelle.

L’engagement total de la distribution est lui aussi impressionnant. La foule influençable, fédérée autour d’une idéologie ou de la culpabilité présumée de Genoveva, est incarnée par des Chœurs de l’Opernhaus Zürich au sommet (préparés par Ernst Raffelsberger). Shawn Mathey est un Golo de l’innocence qui se laisse porter par la longueur des phrasés schumanniens. Le gigantisme de l’expression n’a d’égal que la subtilité du chant, dans la combinaison sur-mesure d’un rôle en développement infini. Martin Gantner oriente de sincérité son exceptionnel Siegfried, aidé d’une précision militaire et d’un élan assumé dans ses dessins vocaux. Margaretha de confidences, d’assurance et de manipulation, Cornelia Kallisch est habile et poignante. Dans le rôle-titre, Juliane Banse est une bête de scène, au timbre aussi douillet que puissant, au légato profondément nébuleux, à l’énergie inexorable. Avec des lignes somptueuses et onctueuses, elle brosse le portrait d’une femme bien plus affirmée que son chemin tout tracé ne laisse paraître (Dieu et son mari, seules raisons d’être). On lui pardonne donc volontiers d’être légèrement haute aux deuxième et troisième actes ! Hidulfus charismatique (Ruben Drole), Drago de roc (Alfred Muff), Balthasar implacable (Tomasz Slawinski) et Caspar « impactant » (Matthew Leigh) sont les luxueuses touches supplémentaires rendant cette production incontournable.

Thibault Vicq
(opernhaus.ch, mars 2021, captation de 2007)

La production est disponible en streaming sur le site de l'Opéra de Zurich.

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