Émotion et générosité avec Angel Blue, en récital au Festival Perelada

Xl_angel_blue___bryan_wagorn_festival_perelada © Thibault Vicq

En Europe de l’Ouest, le public vient chercher la performance, l’assurance des artistes sur scène. En commençant son récital au Festival Perelada avec le pianiste Bryan Wagorn par des larmes d’émotion – d’autres suivront au cours du concert –, la soprano états-unienne Angel Blue expose nos cœurs de pierre à d’autres cieux, à contre-courant. Les deux parties du concert s’articulent telles deux histoires linéaires, racontées à la première personne. Les styles très différents – d’abord l’opéra italien, puis du répertoire américain à la zarzuela –, y compris au sein des deux segments, entraînent un développement du voyage musical, nourri des étapes précédentes. Un millefeuille où les langues se mélangent et où les couches s’ajoutent, élancées par une expressivité du moment et un contrôle de la voix pour ne pas inonder de décibels les volumes peu cléments de l’église catalane. Car Angel Blue ne change pas de masque d’un air à l’autre ; l’âme reste la même, mais l’instrument va toujours chercher quelque chose de différent, dans le phrasé ou dans le rythme, à l’instar d’une langue vivante suivant son cours rhétorique.

L’Ave Maria de Schubert, ajout de dernière minute, est un hors-d’œuvre de simplicité, et annonce la diversité de nuances que la chanteuse déploiera ensuite. Contraste soudain que le « Ritorna vincitor » d’Aïda (entendu « en condition » en retransmission cinéma du Metropolitan Opera cette saison), revendication aux graves résonants et au soutien sans faille, qui pousse les murs des mesures et de la phrase pour un portrait complexe. La princesse éthiopienne se mue quelques instants après en Mimì de La Bohème (« Donde lieta »), en logique de comptine, d’ « ainsi va la vie » à la fois de fraîcheur printanière et de résignation désespérée. Cette horizontalité saupoudrée et souriante, qui s’entrentendait déjà chez Verdi, revient avec encore plus de panache dans la Louise de Charpentier, dans la continuité puccinienne de bribes de pensées reliées par leur force. À notre ouïe nous parvient l’immédiateté d’une jeune femme qui découvre son pouvoir de séduction et son aura : nous avons en revanche du mal à ressentir les faiblesses intrinsèques de cette héroïne, malgré le tapis fleuri de Bryan Wagorn. Les touches blanches et noires évoquent la fin d’après-midi, plus que la nuit, dans un pourtant agréable Clair de lune de Debussy. Leur transparence manque de couleurs dans « Vissi d’arte » (Tosca), qu’Angel Blue interprète l’émission riche, facilitant des crescendos remarquables en toute modestie, sans le pathos dont nous pouvons être coutumiers. Le clavier va au casse-pipe avec la partition de Princesse Czardas, et les notes à côté aux deux mains sont rattrapées par le rythme ciselée et les « sch » de la soprano.

Dans la seconde partie, Gershwin, planant et groovy, réussit davantage à Bryan Wagorn, puis dans un « I Wonder What Became of Me », de Harold Alden, embué de whisky. Angel Blue fait un virage à cent quatre-vingts degrés : elle limite son vibrato au strict nécessaire, et sort le velours du cabaret, le regard vif et le sourire apprêté. En simple girl, elle parle à notre réception « naturelle » du son, à notre proximité de spectateurs. « Youkali » de Kurt Weill, à l’articulation fignolée, transmet la peur de l’inconnu, dans une montée de croyance qui se dissipe peu à peu. Hélas, le pianiste, quelque peu rigide, n’arrive pas à rattacher les wagons avec la liberté de sa partenaire. Il prend trop de temps, met trop de poids, et n’accompagne pas l’évolution psychologique des airs. Dans le passage « obligé » de la zarzuela (comme s’y était prêté Jonathan Tetelman à Peralada en 2023), l’emphase monolithique de Bryan Wagorn sort l’oreille de l’emprise que devrait avoir « De España vengo », également peu incarné par la chanteuse, malgré une tenue léchée et sautillante de la ligne. Si l’extrait de Las Hijas del Zebedeo souligne à nouveau une diction encore perfectible de l’espagnol, le staccato, et le style en général, y sont à leur meilleur, dans le sillon des vibes américaines qui sont passées avant. Les deux opulents spirituals conclusifs accroissent la joie d’Angel Blue d’être là, avant que les deux bis (« O mio babbino caro » de Gianni Schicchi et « Summertime » de Porgy and Bess) ne fassent la synthèse interprétative, stylistiquement parlant, de ces deux grandes histoires qui ont eu pour mérite de briser le tabou de l’émotion sur scène.

Thibault Vicq
(Peralada, 13 juillet 2025)

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