Arabella à l’apogée au Théâtre des Champs-Élysées

Xl_dscf9992 © Thibault Vicq

L’existence d’Arabella tourne autour de la fin. D’abord, la fin de la collaboration entre Richard Strauss et le librettiste Hugo von Hofmannsthal, ce dernier décédant avant la création de l’opéra. Puis, la fin d’un monde : la première représentation a lieu le 1er juillet 1933, quelques mois après l’accession de Hitler en tant que Chancelier. La fin d’une Vienne fantasmée, aussi : en 1911, Le Chevalier à la rose situait son action dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans une capitale impériale qui se retrouve évoquée à nouveau dans Arabella, cette fois-ci dans les années 1860, comme une suite logique après un saut dans le temps. Et surtout la fin de lignée, point d’ancrage de l’intrigue : les Waldner, issus de la noblesse, doivent absolument marier leur première fille Arabella, choyée, à un riche héritier pour renflouer leurs maigres caisses, tandis que leur seconde fille Zdenka se voit contrainte de vivre comme un garçon pour ne pas générer de dépenses supplémentaires.

Avant de reprendre ces prochains jours la production d’Andreas Dresen (dont notre consœur Ilana Walder avait rendu compte en 2015), la Bayerische Staatsoper de Munich fait halte au Théâtre des Champs-Élysées pour une version de concert cinq étoiles.

La comédie lyrique est exécutée sans partition et avec des gestes et déplacements sur le plateau, comme un rodage de ce qui attend la distribution sur la scène bavaroise. Les quatre membres de la famille Waldner n’ont en effet pas besoin d’antisèches, ayant participé ensemble à la création de la mise en scène il y a quatre ans. Doris Soffel est une Adelaïde (la mère) soucieuse des apparences jusque dans une texture vocale extrêmement bien fournie. Elle décline sa prosodie en segments phrasés, lui permettant de redoubler de créativité pour les solidariser à sa guise en tracés musicaux continus de formidable ampleur au cours des trois actes. On imagine l’intarissable présence théâtrale de Kurt Rydl (le père) en costume parmi n’importe quel décor. Le potentiel comique en est particulièrement bien partagé, mais le chant, pourtant doté d’une projection exemplaire, souffre d’un vibrato trop gras et d’une rythmique chaotique au premier acte. La Zdenka de Hanna-Elisabeth Müller colore avec vivacité tous les registres de son timbre radieux. Elle utilise une panoplie complète de techniques de respiration pour exprimer la vérité des émotions d’une femme bâillonnée, beauté empoisonnée à la douleur sous-jacente. En outre, la soprano arrondit ses aigus entreprenants pour y cueillir un absolu sonore uniforme, dialoguant avec le contenu racé du medium. Anja Harteros répond au nom d’Arabella dans un élan d’éternelle jeune fille. La clarté de la ligne de chant scintille parmi les étoiles de ses trouvailles d’interprétation. Quand le glissando rencontre un vibrato économe, elle repositionne la base même du personnage lyrique en « dé-chantant » la partition. La croqueuse de diamants sort des coulisses de sa face prétendument naïve, et la joueuse parle. Dans un allemand d’une grande intelligibilité, c’est du théâtre en musique qu’elle déclame, on s’émerveille.

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Focus : Arabella à l’épreuve du temps

Au rang des seconds rôles, la voltige pyrotechnique de Sofia Fomina (Fiakermilli) côtoie le charisme des prétendants de « Bella » : Dean Power campe un Elemer fin et généreux, Callum Thorpe est un agréable Lamoral aux accents sincères, et Sean Michael Plumb prête ses traits à un Dominik très vivant. En Matteo, le ténor Daniel Behle livre une prestation caractérisée par un phrasé velouté et une édifiante précision. Michael Volle pare Mandryka d’un souffle auguste dont la rhétorique s’appuie sur une science sensible de la note : chaque fréquence est comme la ponctuation d’un discours qui célébrerait les intonations plutôt que le choix des mots. S’il peut sembler manquer de direction dans le I, il révélera davantage de ressources dans la seconde partie, grâce à une intensité crescendo jusqu’à la scène de la jalousie, qui constituera le point culminant de la soirée. Le baryton se laisse aller à une prosodie instinctive et pleine d’esprit qui le conduit à des nuances piano charmeuses. En revanche, il s’égosille à être entendu dans les forte, à cause d’un Bayerisches Staatsorchester (encore et toujours sur les cimes de l’excellence) qui le couvre trop. Le chef Constantin Trinks n’a pourtant pas la main si lourde car il fluidifie de façon exceptionnelle le coq à l’âne straussien. Les courants de cette musique fragmentée de valses, d’accès de fureur et de badinages en conversations font remonter les frustrations et l’ironie de ces rôles de comédie. Si le livret file à la vitesse de la lumière, avec ses dialogues ciselés en temps réel, la direction d’orchestre préserve les harmonies du bavardage, piège facile dans lequel on peut se laisser embarquer chez Strauss. Il aurait seulement fallu maintenir les piano sur la durée, au regard des tessitures ; le concert, déjà fulgurant de sa clameur entraînante, aurait aussi magnifié le pouvoir des apartés, des messes basses, et des mots chuchotés à l’oreille au détour d’une danse.   

Thibault Vicq
(Paris, le 11 janvier 2019)

Lire aussi : dossier de Catherine Duault sur Arabella

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