Une (double) Carmen enthousiasmante à l'Opéra National de Bordeaux

Xl_audeext_mo_stanislasdebarbeyrac_dans_carmen___bordeaux © Eric Bouloumié

La Covid et les mesures sanitaires qui en découlent ont quelque peu changé la donne de la Carmen mise à l’affiche en clôture de saison de l’Opéra National de Bordeaux, et la mise en scène de Jean-Marie Sivadier (déjà vue à Lille) est ainsi passée à la trappe au profit d’une mise en espace réglée par le jeune Romain Gilbert. Le spectacle a également été transvasé du Grand-Théâtre à l’Auditorium afin de permettre aux musiciens (comme aux choristes) de mieux se déployer, mais réduisant d'autant les possibilités scéniques. Si l’idée de départ – une énième mise en abyme de théâtre dans le théâtre – ne paraissait pas mauvaise, on doit malheureusement constater qu’elle n’est plus développée, passé le premier acte, et que les quelques idées qui émaillent la suite ne sont pas des plus heureuses (un cercueil que Moralès plante sur scène comme un menhir pendant l’air de Don José, ou ce dernier revenant des coulisses la chemise ensanglantée après le meurtre de Micaëla…).

Mais l’intérêt de la soirée ne résidait pas dans cette mise en espace montée en dernière minute, mais bien dans un (double) plateau vocal qui a fait le bonheur des spectateurs (limités à un tiers de jauge). Pour sa troisième Carmen sur scène (après sa prise de rôle à Lille en 2019, puis en ouverture de saison à l’Opéra de Monte-Carlo), Aude Extrémo confirme qu’elle est la Carmen de sa génération : entre son matériau vocal somptueux et l’intelligence de l’interprète, notre cœur hésite, et l’on ne peut qu’être conquis par cette Carmen fière et distinguée, si naturelle et si touchante qu’on ne peut que l’aimer.
Pour sa prise de rôle en Don José, Stanislas de Barbeyrac rallie tous les suffrages, et c’est merveille de constater comment l'ancien ténor mozartien s’est transformé en véritable ténor lyrique, avec une puissance et un rayonnement vocal qu’on ne lui connaissait pas. Tout aussi étonnant, l’acteur parfois maladroit lors d’autres productions fait place ici à une qualité de jeu et même une prestance physique qui le placent désormais au centre des débats, et son Don José désespéré et tragique, qui se démène comme une bête prise au piège pendant la scène finale, nous a profondément émus.
Géant de plus de deux mètres à la voix incroyablement sonore (et bien timbrée !), Jean-Fernand Setti peut se targuer d’être la révélation de la soirée. Techniquement parlant, il négocie avec autant de brio que d’élégance les pièges que pose le personnage d’Escamillo. Accueilli comme une star à son arrivée à la taverne, il en a aussi l’impétuosité à l’acte suivant dans son affrontement avec Don José, de même qu’il délivre son fameux air avec une insolence rarement entendue. A l’inverse, le chant de Chiara Skerath n’est que douceur et délicatesse, mais le timbre sait se déployer généreusement quand la partition l’exige (« Je dis que rien ne m’épouvante »). Là aussi, l’émotion est à son comble et l’on se régale tant de son impeccable phrasé que de son élocution qui n’encourt pas le moindre reproche.
Comme toujours à Bordeaux, les seconds rôles sont parfaitement distribués : Zuniga aux graves sonores de Jean-Vincent Blot, Moralès superbement chantant de Philippe Estèphe, couple Dancaïre/Remendado (Romain Dayez et Paco Garcia) particulièrement drolatique et couple Mercédès/Frasquita (Ambroisine Bré et Olivia Doray) qui comble l’oreille. Grâce à ces six chanteurs, les différents ensembles, si difficiles d’exécution, trouvent ici leur juste traduction.

Dernier bonheur de la soirée, la direction toutes voiles dehors de Marc Minkowski qui accomplit ici un petit miracle en extrayant d’une partition dont on croyait tout connaître des moirures envoûtantes, sans jamais laisser retomber l’attention, ni sacrifier l’architecture d’ensemble.

Un mot, pour finir, sur la seconde distribution que nous avons pu entendre le lendemain, réunissant pour la première fois dans leur rôle respectif la mezzo Adèle Charvet et le ténor Jérémie Schütz. Une soirée un peu spéciale car d’une part réservée au personnel du CHU de Bordeaux, mais surtout parce qu’elle était réduite à 1h30 de musique, une sorte de best of dans lequel les deux chanteurs n’avaient pas le temps de faire évoluer leur personnage. La première dispose d’un timbre bien plus clair qu’Aude Extrémo, mais ne lui cède en rien en termes de sensualité, tandis que le second, à l’inverse, possède une voix de baritenore beaucoup plus sombre que son collègue, mais une palette expressive cependant moins nuancée. La beauté du timbre et la puissance assez phénoménale de l’organe font en tout cas forte impression, et voilà une jeune « pousse »  dont on devrait entendre à nouveau parler…

Emmanuel Andrieu

Carmen de George Bizet à l’Opéra National de Bordeaux, jusqu’au 12 juin 2021

Crédit photographique © Eric Bouloumié
 

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