Un Boris Godounov "actualisé" à l'Opéra des Nations de Genève

Xl_boris_godounov © Carole Parodi

Petit à petit, la version originale (qui n’est pas celle de la création scénique de l’ouvrage en 1872) de Boris Godounov, dite « version de 1869 », est en train de s’imposer sur les scènes internationales. On s’en réjouit, d’autant que sans supplanter le Boris traditionnel et populaire (orchestré ou non par Rimsky-Korsakov), l’œuvre initiale de Modest Petrovich Moussorgski s’affirme comme un ouvrage singulier, bien différent, tant sur la forme que sur le fond, du grand opéra brillant et fastueux que l’on connaissait.

Eu égard à l’austérité du livret resserré, ici, sur les seuls aspects politiques de l’action et aux conflits personnels de Boris torturés par ses remords de conscience. Matthias Hartmann – dont nous avions beaucoup aimé, in loco, le Fidelio en 2015 – était l’homme de la situation pour un Boris qui aille clairement à l’essentiel, quand bien même il ne peut s’empêcher de recontextualiser l’action dans une certaine contemporanéité (toute poutinienne). D’entrée, l’impressionnant décor (de Volker Hintermeier et Daniel Wollenzin), constitué de six tours-échafaudages qui délimiteront les différents lieux de l’action, nous plonge au cœur du drame, dans une Russie de toutes les époques (on y croise autant les treillis typiques des milices armées du régime actuel que les riches habits de moines vivant dans des couvents médiévaux couverts d’icônes…), dépassant ainsi largement le contexte historique original.

Au centre de la production, le Boris du baryton-basse russe Mikhail Petrenko. Avec un timbre moins sombre que de coutume dans cet emploi, il ne se montre pas moins impressionnant par l’intensité de sa présence, que par sa concentration intérieure qui fait bien du monologue du II la clé de voûte de la partition. On gardera en souvenir la dernière image où le Tsar agonisant sur le sol se voit couvrir par la foule de fleurs et de terre (photo)…

Tout le reste du plateau, à l’exception des enfants de Boris, sont tous d’origine slave : cela nous vaut une authenticité d’accents et une homogénéité d’expression que l’on ne rencontre pas toujours dans les plus grands théâtres. La basse ukrainienne Vitalij Kowaljow campe un grandiose Pimène, géant barbu plus vrai que nature, tandis que la troisième (superbe) basse, le russe Alexey Tikhomirov, non moins à sa place dans la partie de Varlaam que dans le rôle-titre dont il est familier (qu’il a d’ailleurs incarné la saison passée à l’Opéra de Marseille, et qu’il chantera ici-même pour une des représentations), est en parfait accord avec la vocalité de son truculent personnage. Bien trop âgé pour être crédible en Grigori (plus que le vieux Pimène, un comble !), le ténor russe Sergej Khomov n’a pas plus les aigus du prétendant au trône ! Dans le rôle de Chouïski, Andreas Conrad n’est pas assez insidieux et inquiétant pour rendre pleinement justice à cette figure, a contrario du bouleversant Innocent de Boris Stepanov. La partition originale redonne tout son intérêt à Shchelkalov, un Roman Burdenko tout d’énergie brute, alors qu’Andreï Zorin offre un impayable Missaïl, respiration comique au sein de ce sombre récit. Marina Viotti est tout à fait crédible avec son Fiodor svelte (malgré son peu seyant maillot de l’équipe nationale russe de Hockey sur glace !), et Melody Louledjian est la plus touchante des Xenia. De leurs côtés, Marianna Vassileva-Chaveeva (L’Aubergiste) et Victoria Martynenko (La Nourrice) offrent de sensuelles et opulentes voix de mezzos... comme la Russie en regorgent ! Enfin, un mot sur le Chœur du Grand-Théâtre de Genève, qui réussit un parcours sans faute, remarquablement préparé qu’il est par Alan Woodbridge.

Ce superbe travail d’équipe, qui ne pouvait s’accommoder du pittoresque de l’acte polonais, justement écarté, sort encore renforcé par le choix des verdeurs de l’orchestration originale comme de la direction incisive, toujours d’une tension extrême, de l’excellent chef italien Paolo Arrivabeni (déjà en fosse dans la cité phocéenne). La réussite de la soirée repose en grande partie sur ses épaules…

Emmanuel Andrieu

Boris Godounov de Modest Moussorgski à l’Opéra des Nations de Genève, jusqu’au 15 novembre 2018

Crédit photographique © Carole Parodi
 

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