Calixto Bieito sexualise à outrance Mahagony de Kurt Weill à l'Opéra de Flandre

Xl_mahagony © Annemie Augustijns

Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (1930) est le fruit de la seconde collaboration entre le compositeur Kurt Weill et le dramaturge Bertolt Brecht, après le succès remporté par le plus connu Opéra de quat'sous. Mahagonny, cité idéale fondée par des êtres matérialistes : bouffe, alcool, argent et sexe. Mais chacun est seul, comme en témoigne l'exécution finale (ici par électrocution) de Jim Mahoney, aucun des ses amis ne lui portant secours. Ce monde est malade, comme l'est celui dans lequel nous vivons, ce que Calixto Bieito nous martèle pendant toute la soirée, avec cette production créée in loco, à l'Opéra de Flandre, en 2011, dans sa version originale allemande.

Mais le trublion espagnol ne convainc pas vraiment avec cette régie - pas plus qu'avec sa Turandot toulousaine la saison dernière) -, en proposant souvent autre chose que ce que l'œuvre propose elle-même, pour arriver à une production foncièrement racoleuse ou gratuitement choquante. Car en limitant (quasi) l'opéra de Weill à sa seule composante sexuelle - au détriment de sa dimension politique et économique -, c'est à un travail bien réducteur qu'il se livre. Que voit-on trois heures durant ? Des gens copulant sans cesse, dans tous les sens, avec n'importe qui, le clou du spectacle étant cette scène où des femmes sodomisent des hommes avec des ceinturons-godemichets pendant qu'une dizaine d'autres « s'astiquent le jonc » en matant lubriquement la scène, toute langue dehors. Le reste du temps, on bâfre, vomit ou défèque sur scène (toujours de manière simulée, rassurons le lecteur...). Bref, malgré l'énergie dépensée sans compter par des chanteurs-acteurs qui se prennent au jeu, et s'avèrent tellement crédibles qu'ils vous convaincraient presque de la démarche, l'on rit la première heure, on s'ennuie à la deuxième, et on finit agacé à la troisième... Certes, le travail de Bieito consiste – ici comme ailleurs – à dénoncer les débordements de la société de consommation, à travers une métaphore qui flirte toujours avec la provocation. Et il ne faut pas oublier que cette production a été créée à l'heure où la crise économique battait son plein, avec son lot de révélations quant à l'indécence des banques et des spéculateurs de tout poil. L'Opéra de Flandre et son directeur Aviel Cahn font le pari d'offrir au public des propositions polémiques, loin des compromis esthétiques, et le public flamand accueille d'aileurs triomphalement ce spectacle, se levant même pour saluer les artistes au moment des saluts. Tout est affaire de goüt...

Aucun bémol, en revanche, pour la distribution qui s'avère en tous points exceptionnelle : la soprano belge Tineke Van Ingelgem est irrésistible de féminité et de musicalité en Jenny, et son « Alabama song » est superbement délivré ; le ténor tchèque Ladislav Elgr – inoubliable Boris dans Lady Macbeth de Mzensk ici-même la saison dernière – possède une voix idéalement claire et percutante, en plus d'être un comédien hors-pair, pour le rôle de Jim Mahoney ; la mezzo allemande Renée Morloc – qui nous avait, elle, impressionnés dans celui de Clytemnestre, in loco et l'an passé également – se montre d'une présence dévorante en Begbick. Michael J. Scott est un Fatty débordant de vitalité, Adam Smith un Jack percutant et Simon Neal un Moïse-la-Trinité impressionnant de puissance vocale… et il ne faudra pas oublier les Chœurs de l'Opéra de Flandre, d'une précision et d'une homogénéité sans faille.

Comme à chacune de ses prestations dans la maison dont il est l'heureux directeur musical, l'excellent chef russe Dmitri Jurowski enthousiasme au-delà de toute mesure. Doté d'un prodigieux sens du rythme, il manifeste une évidente empathie avec cette musique, et s'attache à respecter l'identité de la partition : celle d'un véritable opéra et non d'une pièce de théâtre en musique.

Un regret, en guise de conclusion, le fait que l'Opéra de Flandre continue à ne pas faire le moindre effort au niveau du surtitrage,uniquement en flamand - quand La Monnaie propose les deux langues nationales, et l'Opéra Royal de Wallonie, l'allemand, en plus du français et du flamand -, ce qui n'aide pas à soutenir l'attention, privés que les francophones (non germanophones) sont, ce soir, des subtilités du texte de Brecht...

Emmanuel Andrieu

Grandeur et décadence de la ville de Mahagony à l'Opéra de Flandre, jusqu'au 7 juillet 2016

Crédit photographique © Annemie Augustijns

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