Rencontre avec Golda Schultz : l'art et la manière

Xl_golda_schultz__c__gregor_r_hrig © (c) Dario Acosta

Après un mois de juillet à l’Opernhaus Zürich (la Comtesse dans Les noces de Figaro) et à la Bayerische Staatsoper (Liù dans Turandot et un concert autour de la comédie musicale américaine avec Thomas Hampson et Kirill Petrenko), la soprano Golda Schultz chantait dans la Deuxième Symphonie de Mahler en clôture du Verbier Festival, aux côtés de la mezzo-soprano Ekaterina Gubanova, du chef Fabio Luisi et du Verbier Festival Orchestra. Nous l’avons rencontrée à Verbier entre deux répétitions pour échanger sur son répertoire et ses projets.

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Opera Online : L’an passé, vous avez chanté dans Elias de Mendelssohn à Zurich, sous la direction de Fabio Luisi, avec qui vous collaborez cette fois dans la Deuxième Symphonie de Mahler. Voyez-vous des liens entre ces deux œuvres ?

Golda Schultz : La résurrection est une notion qui se retrouve dans les deux œuvres. Dans Elias, la Veuve veut que son enfant revienne à la vie. En tant qu’êtres humains, nous n’avons pas encore trouvé le moyen de faire face à la mort de la meilleure façon. Cela me fascine de voir que Mendelssohn commence l’oratorio comme une conversation, puis utilise un texte biblique pour illustrer la perte de repères de personnes qui ne se sentent pas reconnues. La Veuve a l’impression d’être invisible aux yeux du monde ; Elias lui rend un sens d’appartenance au monde en ramenant les gens à la vie. Mahler, lui, fait formidablement accepter l’idée de la perte. Quand on commence à écouter le troisième mouvement avant Urlicht, c’est comme si les trompettes étaient en guerre et  s’accrochaient à la vie par peur de la mort. Dans les deux derniers mouvements, la perte devient nécessaire à la condition humaine, et c’est aussi en l’acceptant qu’on devient plus humain. Cela transforme l’idée de la résurrection en un feu d’artifice cataclysmique : de cela naît une expérience organique et vibrante avec tous les instruments. Les deux œuvres sont aussi attachées à ne pas dénaturer l’aspect spirituel de la perte. C’est dans les liens entre spirituel et humain que je m’attache à approcher toutes les œuvres que je travaille, pour y trouver quelque chose d’universel dans la musique. Une fois que je traduis les textes en anglais ou en afrikaans, je commence à ressentir les émotions des personnages, en me disant que ces émotions m’ont déjà touchée dans ma propre vie. C’est ce noyau d’empathie qui me donne mes clés de compréhension de l’œuvre.

OOL : Cette notion de perte dont vous parlez fait aussi partie intégrante de La Flûte enchantée (programmée à Verbier le même jour que la Deuxième Symphonie de Mahler) : Tamino doit se résoudre à perdre Tamina pour la retrouver ensuite…

GS : Oui, tout à fait. La rencontrer pour la perdre l’instant d’après, c’est quelque de chose de très profond. Papageno est lui aussi perdu, d’une certaine façon, au début de l’opéra, car il n’a jamais connu l’amour. Il sait juste qu’il manque à sa vie. La relation entre Papageno et Pamina est intéressante parce que ce sont tous les deux des âmes perdues qui peuvent se trouver en tant qu’individus grâce à l’un et à l’autre. La musique de Mozart est non seulement magnifique, elle a ce pouvoir de créer des liens, de fédérer, et donne la possibilité de se regarder dans les yeux.

OOL : En 2018, vous avez chanté dans la Quatrième Symphonie de Mahler avec le Mahler Chamber Orchestra. La Deuxième et la Quatrième Symphonies sont des œuvres qui vous tiennent à cœur ?

GS : Je trouve que Mahler réussit parfaitement à incorporer la voix dans une œuvre symphonique. Dans la Quatrième, il y a des moments où il faut accepter qu’on fait partie de la machine, et d’autres moments où on est vraiment soliste. Le chant n’est pas tout le temps au premier plan. En règle générale, je travaille avec le conducteur complet en plus de ma propre partition pour voir comment le compositeur voudrait que tout s’imbrique et quelle visibilité les chefs d’orchestre en ont. Mahler demande d’apporter à la musique une sorte d’émerveillement lié à l’enfance pour figurer le paradis. Les enfants ont une imagination fantastique : quand ils commencent à penser à quelque chose, ce n’est pas nécessairement une idée complexe. « Moi, je veux aller au paradis, et il y aura toute ma famille, et tous mes gâteaux préférés ». Et l’idée grandit de plus en plus. À la fin, ils sont transportés par cette vision du paradis qui prend des proportions immenses et magnanimes. Ils tressaillent de joie et peuvent aller se coucher. Parfois, je vois la Quatrième de Mahler comme une berceuse que je pourrais me chanter à moi-même pour m’apaiser. À la fin (elle prend une voix d’enfant), « je suis avec tous les musiciens, et tout est parfait ». Il y a un sens d’authentique et d’absolue satisfaction ; on n’est pas dans un finale grandiloquent. La plupart des œuvres que je préfère ont la particularité de commencer calmement et d’être ponctuées de moments plus mouvementées dont on peut réellement profiter… comme dans la vie, en fait. Les deux symphonies présentent un développement exceptionnel à partir d’une situation ordinaire. Et moi aussi, je me demande à quoi pourrait ressembler le paradis : regarder le coucher de soleil en pensant à toute mon existence et à ce qu’est la foi. Quelque chose de très beau ressort de cela, mais on revient toujours à l’humain.

OOL : Vous avez chanté avec Thomas Hampson à Munich le 20 juillet (avec le Baayerisches Staatsorchester, sous la direction de Kirill Petrenko) dans un programme de comédies musicales américaines...

GS : C’était en fait la première fois que je chantais avec lui. Alors que j’étais étudiante, je me souviens avoir écouté son enregistrement du Comte Almaviva dans Les Noces de Figaro et m’être dit : « Quelle musicalité ! ». C’est un gentleman. Et c’est particulièrement agréable d’être entouré de professionnels en activité depuis si longtemps, tout comme Karita Mattila, dont je suis une grande fan sur Twitter. Leur enthousiasme, leur capacité à toujours trouver de nouvelles choses, et le plaisir à faire ce qu’ils font sont particulièrement inspirants pour une jeune interprète. J’ai vu tant de chanteurs de mon âge et de mon niveau professionnel qui semblent tellement blasés. Les individus comme Thomas Hampson apprécient d’expérimenter et d’oser. C’est le type de carrière que je veux, faites d’opportunités enthousiasmantes. Ce que je respecte le plus le concernant, c'est sans doute le fait qu’il aime travailler. Si vous voulez travailler et si vous voulez y prendre du plaisir, vous livrer pleinement en répétition, vous faire des souvenirs, savourer l’instant, je suis avec vous à cent pour cent.

OOL : Vous allez chanter Clara dans Porgy and Bess à la rentrée, au Metropolitan Opera...

GS : C’est la première fois depuis trente ans que le Met programme Porgy and Bess. Je suis impatiente de faire partie de cette production et de travailler avec Eric Owens (Porgy) et Angel Blue (Bess). Le rôle de Clara est passionnant, mais aussi un peu stressant car il a la première intervention après la grande ouverture de l’orchestre. On se dit : « Regarde le bébé, chante pour lui, ne pense à rien d’autre » (rires). Ça fait quelque temps que je n’ai pas chanté au Met. À chaque fois que j’y travaille, le public et l’équipe sont très enthousiastes. Tout le monde est content de faire partie de l’expérience. Cette communauté travaillant ensemble pour réunir tous les ingrédients d’un spectacle, c’est ce que j’aime dans l’opéra. Ce n’est pas qu’une question de chanteurs, les enjeux sont bien sûr beaucoup plus larges. Les personnes qui travaillent en coulisses ne chantent pas forcément, mais ils sont très aimables et ont un grand respect de notre travail. J’essaye donc de prendre le temps de comprendre ce qui se passe en coulisses, et de ne pas me retrouver au milieu du passage. Même si le Met possède cet héritage des grands chanteurs qui sont passés sur cette scène, ceux qui y travaillent ne nous prennent jamais de haut.

OOL : Parlez-nous de votre expérience sur It’s a Wonderful Life de Jake Heggie (créé en décembre 2016 au Houston Grand Opera) en novembre dernier à San Francisco…

GS : C’est sans doute ma meilleure expérience de musique contemporaine (rires) ! Je ne me considère d’ailleurs pas comme une spécialiste de musique moderne ou contemporaine. J’en ai fait un peu parce que c’est nécessaire dans notre métier. En travaillant dans le milieu de l’opéra, on ne doit cesser de réimaginer des histoires connues de tous ; beaucoup d’œuvres sont atemporelles. Les pièces contemporaines sont ce qui continue à faire venir le public à l’opéra et à faire garder aux spectateurs un intérêt pour cette forme artistique. J’aime particulièrement le fait que Jake Heggie ne surintellectualise pas ses compositions. Il a un regard contemporain, avec quelques codes du XXe siècle et des sonorités intéressantes qui surgissent çà et là, mais il garde toujours un lyrisme et un lien émotionnel avec l’action. Il peut dire : « ici, je veux qu’on ressente une expérience émotionnelle tendue, mais je ne veux pas non plus que tu t’abîmes la voix. Si tu ne le sens pas, on fait des changements sur la partition ». On peut lui donner une idée et il va travailler dessus jusqu’à ce qu’on se sente à l’aise vocalement. Il est très terre à terre : lui et son librettiste Gene Scheer pensent d’abord à l’action à laquelle les gens vont assister. Avec les compositeurs trop frileux, qui veulent que tout soit exactement comme ils l’avaient imaginé avant les répétitions, les œuvres ne sont pas jouées et ne passent pas le cap de quelques décennies. Et c’est triste, c’est une grande perte. Une œuvre, c’est un peu comme un enfant qu’on doit laisser grandir. Mozart et Puccini vivaient dans des théâtres ; ils étaient certes très bons à la tâche, mais j’ai l’impression qu’ils étaient prêts à dire « Pas de problème, si tu n’y arrives pas, je change la tonalité ». L’opéra est une forme artistique collaborative, qui a pour but d’être jouée par des êtres humains et de générer une expérience collective. L’interprétation est ce qui fait rester la forme vivante. J’ai parfois vu des compositions avec tellement d’indications que je ne pouvais même pas les chanter car je ne savais pas où mon travail commençait ! Jake Heggie respecte vraiment le fait que le rôle du musicien commence lorsque la musique est sur le papier. Il lui arrivait de dire : « Je n’avais même pas imaginé ce passage comme ça, mais c’était super. Comment je peux ajouter ça sur la partition ? ». Et on lui répondait : « On ne devrait pas. Tes indications sont suffisamment claires. Il faut laisser la possibilité à d’autres personnes de trouver leur terrain d’interprétation ». J’ai littéralement adoré travailler avec lui. On est depuis devenus très proches.

OOL : Vous êtes actuellement en tournée de récital avec le pianiste Jonathan Ware, dans un programme Schubert, principalement. Vous sentez-vous proche du répertoire romantique de Schubert ?

GS : L’histoire est plutôt drôle… J’ai rencontré Jonathan à l’université. Les lieder, ça a toujours été son truc. Un jour, il m’a dit qu’il avait très envie d’interpréter des lieder avec moi. Je n’en connaissais aucun, je ne connaissais rien d’autre que des airs d’opéra. Alors il m’a donné des partitions, dans lesquelles je pourrais piocher ce qui me plairait pour qu’on puisse monter un programme. Et il y avait beaucoup de Schubert… que je n’aimais pas du tout à l’époque (rires) ! Il a mis un certain temps avant de me convaincre, mais j’ai été embarquée par « Der Vollmond strahlt auf Bergeshöhn », dans Rosamunde. Je pense qu’on a tous besoin d’une porte d’entrée pour chaque compositeur. Rosamunde a été pour moi celle qui m’a fait entrer dans le monde de Schubert ! Si vous m’aviez dit il y a trois ans que je ferais un programme complet avec Schubert, je vous aurais ri au nez. Mais ça a été une des expériences narratives les plus intenses que j’ai vécues dans ma vie parce que l’univers de chaque lied est condensé en quelques pages seulement. Raconter une histoire et accepter d’être vulnérable sans utiliser son propre corps, c’est un engagement extrêmement fort à notre époque ! Schubert rend cela indispensable. Il demande aux musiciens d’évoluer sans crainte dans un espace où ils sont mis à nu. En récital, ce n’est pas seulement le personnage que vous incarnez qui doit être vulnérable, mais vous-même en tant que personne. Vous partagez des histoires que tout le monde dans la salle connaît pour les avoir vécues, comme vous, et vous devez accepter de cohabiter tous ensemble sans jugement. J’apprécie énormément Schubert pour cette raison, et maintenant ça me fait très plaisir de chanter ses lieder. Personne n’a plus à me forcer (rires) !

OOL : Vous avez commencé vos études par le journalisme. Quels types d’articles aimeriez-vous lire sur vous ?

GS : J’aimerais que les journalistes écrivent que je suis sympathique, respectueuse des autres, et combien les gens m’importent. J’espère au moins que je suis sympathique (rires). Si je ne le suis pas, je vous demanderai de mentir, alors (rires). Je veux juste qu’on dise de moi que je suis profondément attachée à ce que je fais, et pourquoi je fais ce métier.

OOL : Je tiens là mon prochain article (rires) !

Propos recueillis le 2 août 2019 et traduits de l’anglais par Thibault Vicq

Crédit photo (c) Dario Acosta

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