Rencontre avec Rani Calderon autour de sa première composition : l'opéra comme une cathédrale

Xl_calderon © Christophe Courtois

Si l'on connaît Rani Calderon pour son poste de directeur musical à l'Opéra national de Lorraine ou pour ses directions en tant que chef que nous avons maintes fois soulignées et saluées dans nos colonnes, peu savent qu'aujourd'hui il s'essaie à un nouvel exercice : celui de la composition. Alors que le prélude de l'opéra qu'il construit à la manière des cathédrales sur le thème de Notre Dame de Paris de Victor Hugo a été joué cet été au festival de Colmar (voir la vidéo ci-dessous), le chef, librettiste et compositeur a accepté de discuter avec nous non seulement de son oeuvre, mais également de s'arrêter sur l'exercice de la composition et la création à l'opéra aujourd'hui...

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Comment crée-t-on un opéra aujourd’hui ? Quelles sont les grandes différences, s’il y en a, avec le processus de création que les compositeurs passés ont pu connaître ?

Il y a déjà deux types de démarche, les deux ayant des précédents dans le passé et le premier étant quand le théâtre passe la commande. L’Opéra est alors en contact avec un compositeur et on se met d’accord sur un projet commun. Dans ce cas-là, le théâtre fait souvent parti du processus de création, plus particulièrement de la dramaturgie. L’autre cas de figure naît directement du compositeur qui a une volonté, une idée personnelle, ce qui est ici mon cas.

Pouvez-vous nous expliquer votre démarche artistique ? Pourquoi avez-vous cette volonté de composer cet opéra ?

Personnellement, ce que je souhaite faire avec Notre Dame de Paris, c’est écrire un opéra qui s’inscrit dans la tradition de l’opéra lyrique d’autrefois. En tant que chef d’orchestre, musicien et mélomane, j’aime beaucoup ce qui a été fait aux XXe et XXIe siècles, qui comptent de nombreuses œuvres magnifiques, belles, intéressantes. En même temps, j’ai aussi envie d’une continuation de la tradition de l’opéra d’autrefois – je parle de ce qui a commencé avec Gluck et fini avec Turandot de Puccini. Le choix du sujet est crucial ici : la machine et les mécanisme lyriques du style dont je parle sont adaptés pour exprimer certains types de sujets. Il y a bien sûr aussi une part de sensibilité personnelle, et j’écris cet opéra parce que j’ai envie de Notre Dame de Paris de Victor Hugo en musique et en théâtre. L’opéra est avant tout la dramaturgie, et Hugo est sans doute l’un des plus grands dramaturges, même quand il écrit un roman. Il est vrai que les personnages de Notre Dame de Paris sont très célèbres, mais l’histoire élaborée du roman, avec tous ses détails peut-être moins connus, contient une critique sociale et des messages qui sont encore valables aujourd’hui, et qui peuvent s’exprimer parfaitement, à mon sens, dans une grande œuvre lyrique.

Lorsque nous avions pris contact, vous aviez fait un parallèle entre la construction d’une cathédrale et la composition d’un opéra…

C’est vrai. Après un an et demi de travail sur l’opéra, en avril dernier, il y a eu l’incendie de la cathédrale, ce qui m’a énormément touché. Cet évènement m’a marqué et m’a inspiré pour plonger dans le monde de l’architecture des cathédrales. J’ai alors constaté qu’il y avait beaucoup de parallèles entre la construction d’une cathédrale gothique et d’un opéra. C’est quelque chose d'à la fois monumental, mais aussi rempli de petits détails. Il faut être capable de travailler sur les deux plans : d’un côté, une architecture gigantesque, à la limite de notre capacité de perception, et de l’autre, tous les détails minuscules, comme par exemple les différences dans le livret entre deux propositions possibles, ou encore le choix des instruments pour chaque moment. Un autre parallèle est que mon opéra compte trois actes, de même que la cathédrale compte trois parties (le chœur, la croisée, et la nef). Même dans le processus de l’écriture de l’opéra, on pourrait trouver un parallèle puisque après avoir composé le prélude et la première scène de l’introduction, je suis passé au final, puis j’ai travaillé de la fin au début. Cela ressemble à ce qu’on faisait avec les cathédrales, où on commençait par construire le chœur – pour des raisons pratiques – avant « d’avancer en arrière » vers la façade.

Vous en avez déjà un peu parlé, mais pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre opéra qui est presque terminé ?

Je pense que pour ce type de sujet et le type d’opéra qui m’intéresse, le meilleur modèle reste Verdi. L’œuvre est organisée en trois actes : il y a un prélude, qui en présente les thèmes principaux, ainsi qu’un épilogue, ce qui n’est pas commun pour ce type d’opéra mais correspond à la structure du roman. J’ai en effet essayé de rester le plus fidèle possible au livre, dans les limites de la forme opératique, notamment en ce qui concerne la fin – très sombre et tragique – que je trouve parfaite pour un opéra tel que je l’imagine. Je dirais même qu’il y a des moments dans le roman qui se prêtent à une réalisation encore plus efficace dans le genre lyrique, comme par exemple la reconnaissance d’Esmeralda et de la Sachette, ou Hugo écrit : « Ici nous renonçons à peindre. » La musique en est capable ! Le sujet de Notre Dame de Paris est plein de couleurs et de fantaisie avec son côté gothique, romanesque, ses personnages passionnants comme Claude Frollo, plein de contradictions, ou Quasimodo, pour qui on a la chance d’avoir Rigoletto comme référence (avec toutes les différences évidentes entre les deux, bien sûr). D’ailleurs, un parallèle important entre ces deux ouvrages est l’idée de la malédiction et de la fatalité (Hugo utilise le mot grec Anankè, Ἀνάγκη) : dans les deux opéras (de même que dans les œuvres de Hugo), une malédiction proférée par un personnage mène à une fin tragique. Un dernier élément auquel j’ai apporté beaucoup d’importance est le mélange entre comique et tragique, que l’on retrouve aussi chez Verdi et Hugo.

Concernant la forme, il y a eu, le siècle dernier, une sorte de rejet total de tout ce qui avait été fait avant. Aujourd’hui, même si je comprends parfaitement les motivations de ces années-là et que je les respecte, il me semble qu’on peut revenir aux formes classiques avec un regard « frais », actuel, pour retrouver non pas seulement leur beauté mais aussi leur sens et leur efficacité dramatique. Ce qui serait intéressant, ce serait de reprendre le classique et d’y incorporer quelques chose de nouveau, d’aller chercher la sagesse – comme on a toujours fait – dans l’Antiquité qui est, selon moi et pour le type d’opéra en question, avant tout Verdi. Donc ce que je cherche à faire ici, c’est d’utiliser les formes, les conventions, les gestes, les codes et naturellement le langage mélodique de ce style, sans pour autant me priver des moyens plus avancés quand il sont requis, pour raconter cette histoire, qui est une histoire universelle. Je crois à la tonalité, à la forme, et ce qui est peut-être le plus intéressant pour moi, c’est d’écrire dans les conventions sans pour autant être conventionnel.

Vous nous avez parlez du sujet de votre opéra qui est Notre Dame de Paris. Qu’est-ce qui vous a amené à choisir cette œuvre-là ?

Je l’ai lue en 2016 si je me souviens bien. Ca faisait partie d’une lecture de la littérature française que j’entreprenais ayant été nommé directeur musical de l’Opéra national de Lorraine. Comme il s’agissait d’un poste public, j’ai pensé que c’était l’occasion d’approfondir mes connaissances de la culture, de l’histoire et de la langue française. J’ai donc commencé à beaucoup lire, dont Notre Dame de Paris, qui m’a spécialement marqué par la théâtralité de son écriture. En le lisant, on a un peu l’impression d’assister à un spectacle : le théâtre est présent dès le début et beaucoup de chapitres sont écrits davantage comme des scènes dans une pièce de théâtre que dans un roman. Un exemple extraordinaire de cette écriture est la fin d’Esmeralda et de Frollo : l’image de ces deux personnages, pendus, l’une sur le gibet, l’autre sur la cathédrale, des deux côté de la Seine, et leur mort simultanée : c’est du vrai théâtre !

Outre la composition, vous avez également rédigé le livret. L’adaptation de l’œuvre de Victor Hugo n’a pas dû être aisée ?

Je ne vous cache pas qu’au départ, je n’étais pas sûr de vouloir le faire seul. J’ai essayé de collaborer avec plusieurs personnes très talentueuses, mais je me suis rendu compte que si je voulais faire l’opéra comme je me l’imaginais, il valait finalement mieux que je le fasse moi-même. Le livret d’opéra est aujourd’hui un genre un peu perdu et souvent, hélas, mal vu, souvent considéré comme pauvre, alors qu’il est impossible de l’apprécier sans connaitre la musique. Sinon c’est comme manger de la farine et prétendre connaître le goût d’un gâteau. Lorsqu’on écrit un livret, il faut considérer le chant, les codes de l’opéra et son langage spécial. Je me suis donc à nouveau plongé, de façon plus approfondie et avec une perspective différente, dans la littérature, la poésie, le théâtre français, et je travaille le livret et la musique ensemble.

A présent que l’opéra est pratiquement terminé arrive la partie où il faut réussir à le faire jouer. Est-ce difficile de faire programmer de nouvelles œuvres lorsqu’il ne s’agit pas de commande, notamment par rapport au répertoire « classique », déjà connu qui rassure un peu le public ?

Je pense qu’il y a un problème contre lequel il faut lutter aujourd’hui, mais qui est déjà en train de changer : c’est que pendant des décennies, le public a souffert d’une attitude élitiste de la part des artistes et des théâtres. Quelque part, on se fichait un peu de lui en le prenant de haut et en le traitant comme un ignorant, comme s’il ne comprenait rien alors que les artistes s’autoproclamaient savants et sophistiqués. Personnellement, je ne m’identifie pas dans cette démarche : si je crée une œuvre, c’est certes parce que je ressens le besoin de le faire, mais aussi parce que j’ai envie de la partager avec la communauté au sens large du terme. J’ai vu dans Notre Dame de Paris des messages importants, comme la critique de l’hypocrisie sociale, du rejet de l’étranger, ou de l’abus du pouvoir à des fins personnelles. Ce sont des thèmes classiques qui seront toujours valables, et si j’ai envie d’en faire un opéra, c’est aussi pour lui faire honneur et présenter son message à un nouveau public.

De plus, il y a aujourd’hui d’autres moyens de faire connaître des œuvres, notamment par des enregistrements, ou par internet. On peut préparer le terrain pour la création d’un opéra d’une nouvelle manière. Si l’on reprend l’idée du début de notre conversation, l’opéra, c’est comme les cathédrales : il s’agit de quelque chose de tellement énorme avec une quantité telle de détails qu’on ne peut pas prétendre aller visiter une cathédrale ou écouter un opéra une fois et d’en comprendre entièrement le sens. Un enregistrement pourrait être important et efficace dans ce sens-là.

Vous venez d'évoquer l’avenir que vous espérez pour votre opéra, mais quel avenir voyez-vous pour la création en général dans le monde de l’opéra aujourd'hui ?

Une chose que je trouve très positive et qu’on voit notamment aux Etats-Unis, c’est le ressort d’une nouvelle écoute de l’attente du public, et l’écriture de choses plus accessibles. Ecrire quelque chose de beau et de compréhensible n’est ni une honte, ni un signe de banalité, de manque de talent ou de faiblesse. Retrouver sa voie dans une tradition qui compte déjà des génies dont le talent a été confirmé mille fois, être un nouveau venu et faire quelque chose qui ait du poids et de la signification, ce n’est pas facile. Mais il faut avoir le courage de le faire. J’espère et je crois que le monde ira dans cette direction. Je pense que même si on est dans une période difficile, socialement et artistiquement, la roue va tourner, et j’espère participer à ce mouvement avec Notre Dame de Paris et d’autres opéras que j’ai déjà en tête…

Propos recueillis par Elodie Martinez le 6 août 2019

© Christophe Courtois

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