Rencontre avec Antonio Pappano : « La musique doit sembler inévitable »

Xl_rencontre-avec-antonio-pappano_la-musique-doit-sembler-inevitable © Janosh Ourtilane

On ne présente plus Antonio Pappano, actuel directeur musical de la Royal Opera House de Londres et de l’Orchestre de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome. Il était de passage au Verbier Festival, où il a pu mettre à profit ses talents de chef lors de deux concerts symphoniques avec le Verbier Festival Chamber Orchestra, et de pianiste dans un programme de musique de chambre avec d’autres stars. Il nous livre sa vision de la musique et de la direction, ainsi que les choix d’une maison d’opéra dans une programmation.

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Qu’est-ce que la musique ?

Techniquement, c’est de l’air vivant, de l’air qui résonne à différentes fréquences. Mais c’est aussi un besoin, parmi les plus essentiels, de l’être humain. C’est un monde de découverte, de nostalgie et de sentiments émergeant des souvenirs, qui trouve une résonance à la fois dans le passé, l’avenir et le présent. C’est fascinant ! Se réunir dans une salle pour écouter quelqu’un ou proposer une version d’une œuvre à un public, c’est un exercice civique très sain ! Cela sous-entend un partage, la création d’une communauté. Réunir l’interprétation et l’écoute d’une œuvre s’apparente à un mariage. C’est magnifique qu’une telle chose puisse avoir lieu.

Vous êtes une sorte d’agronome de la musique : vous faites grandir les orchestres et la musique grandit à travers eux. Comment vous y prenez-vous ?

« Le chef d’orchestre est un guide ou un conducteur grâce à ses gestes, son visage ou ses yeux. Il sait quand il faut ralentir ou accélérer, il connaît la destination du voyage. (...)
À l’opéra, je passe beaucoup de temps à travailler l’accompagnement. »

Au départ, il faut faire en sorte que le « produit » auquel on donne vie ait des bases et des fondations solides, comme dans la construction une maison : c’est la partie technique. Viennent ensuite la beauté et les secrets de la musique. J’aime utiliser des images et de la poésie quand je travaille avec les orchestres car les musiciens possèdent une intelligence émotionnelle exceptionnelle. Il leur suffit de quelques mots pour comprendre l’essence même du son. Une simple image peut emmener l’orchestre très loin en termes de caractère ou d’expressivité. Le chef d’orchestre est un guide ou un conducteur grâce à ses gestes, son visage ou ses yeux. Il sait quand il faut ralentir ou accélérer, il connaît la destination du voyage. Et les musiciens se sentent en sécurité quand ils savent de quoi le voyage retourne. À mes yeux, la musique doit sembler inévitable. En tant que chef d’orchestre, il faut savoir prendre des décisions car de nombreuses personnes dépendent de vous. L’écoute reste la composante la plus importante, elle permet de savoir qui est le véritable protagoniste, qui on accompagne, l’importance de l’accompagnement, où l’énergie se trouve. Il arrive que l’énergie n’ait rien à voir avec la mélodie. Et si cette énergie ne sert pas la musique, alors l’interprétation ne communique pas les idées qu’il faudrait. C’est une chose à prendre particulièrement en compte chez Verdi, Donizetti, Bellini et Rossini, où l’accompagnement est réduit à l’essentiel mais soutient à 100% la mélodie. La mélodie crée la beauté ou le thermomètre d’écoute. À l’opéra, je passe beaucoup de temps à travailler l’accompagnement, même si cela peut paraître ennuyeux sur le papier, parce que c’est ce qui fait le spectacle en bout de course.

Cela a donc un lien avec le théâtre…

Complètement, tout est lié au théâtre. Je pense qu’à l’opéra, un chef doit aimer la lettre autant que la musique. La musique est le moteur, mais le texte et les situations, qui développent des idées telles que le combat, la perte, l’amour, la mort ou la haine, sont à prendre au pied de la lettre. Les deux composantes doivent être réunies pour que ce lien organique coïncide exactement avec ce qui se passe sur scène.

Comment anticipez-vous le potentiel théâtral des œuvres symphoniques ?

À mon avis, la plupart des œuvres – à programme ou non – raconte une histoire. Même la forme sonate, socle d’une grande partie du répertoire symphonique, possède une dramaturgie : on nous présente un personnage – le premier thème – pendant l’exposition, on apprend à le connaître ; puis surgit un autre personnage – le deuxième thème –, assez différent ; dans le développement, ces deux personnages conversent, entrent en conflit, et ce dialogue particulier les fait changer ; enfin, à la réexposition, ces personnages ne sont intérieurement plus les mêmes. L’interprète doit créer une atmosphère un peu différente en fonction du conflit qui a eu lieu. Et là, vous pouvez y voir une belle métaphore du théâtre.

Vous avez dit en interview que le monde de l’opéra était en pleine accélération aujourd’hui. Que vouliez-vous dire ?

L’opéra est déjà depuis un certain temps une économie mondialisée. Les chanteurs et les chefs d’orchestre voyagent énormément. Le public reste attiré par les stars, et les stars sont aujourd’hui bien moins nombreuses qu’il y a cinquante ans. On se retrouve dans une situation où des productions se font avec une poignée de stars, qui répètent donc moins pour pouvoir chanter plus. Une nouvelle production permet de les avoir un peu plus longtemps, mais jamais suffisamment. Quand on dirige une maison d’opéra, il faut donc fonctionner à la confiance et trouver un équilibre, mettre le curseur sur ce qu’on est en mesure d’accepter ou non. Malgré tout, une star ne l’est pas sans raison : voix, charisme, aura, adaptation rapide, intelligence émotionnelle. En revanche, je n’aime pas que tout tourne autour d’un seul chanteur. Je crée en équipe, et c’est pour cela que je suis très fier des projets sur lesquels je travaille à Covent Garden. Cela n’arrive pas en un claquement de doigts, il faut se battre pour cela.

Quelle est la « recette » idéale pour obtenir un bonne production d’opéra ?

« Le metteur en scène doit être sensible à la musique, le chef d’orchestre doit être sensible au théâtre. (...)
Les chanteurs ressentent bien sûr ce processus de « pollinisation » collaboratif, et s’impliquent davantage dès qu’ils sentent que tout le monde fait partie de la même aventure. »

Le metteur en scène doit être sensible à la musique, le chef d’orchestre doit être sensible au théâtre. Cela ne peut fonctionner que si l’un et l’autre sortent de leur domaine d’expertise. J’aime beaucoup quand le metteur en scène commence à travailler sur la musique et quand je commence à travailler sur la mise en scène. Les chanteurs ressentent bien sûr ce processus de « pollinisation » collaboratif, et s’impliquent davantage dès qu’ils sentent que tout le monde fait partie de la même aventure. Avant, les chefs d’orchestre d’opéra avaient des vraies notions de chant et savaient coacher les chanteurs. Aujourd’hui, cette tradition n’existe plus, c’est très dommage : les jeunes chefs veulent « diriger », mais ils ont moins de connaissances sur le souffle et le rythme de la langue. Je pense que tous les projet devraient commencer avec un chef d’orchestre, puis avec un metteur en scène, et enfin avec les chanteurs. Les chanteurs sont pleins de ressources, ils sauront quoi faire à partir du moment où le chef d’orchestre aura des choses à leur dire.

Avec le Covid, il y a moins de certitudes sur les plannings, et il a fallu modifier les saisons prochaines. Il faut désormais faire revenir le public. Même si la réouverture des théâtres a révélé un puissant besoin et un véritable intérêt envers l’opéra, les variants du Covid continuent à alimenter une certaine peur. Et de nombreuses questions restent en suspens dans l’économie de l’opéra. C’est aussi l’occasion de repenser certaines choses bien ancrées dans le monde de la musique classique. Il faut plutôt apprendre à devenir flexible sur le répertoire.

Comment choisissez-vous vos répertoires de saison à la Royal Opera House ?

Il y a beaucoup de données qui entrent en jeu dans la programmation d’une maison d’opéra. Depuis combien de temps n’a-t-on pas joué cette œuvre ? A-t-on une période de temps disponible pour un chanteur qui souhaiterait faire une prise de rôle ? Est-ce une œuvre que j’ai toujours rêvé de diriger ? Si le chœur n’est pas disponible à telle période, quel opéra sans chœur faut-il choisir ? Comment mobiliser le chœur, vu que les deux derniers opéras en étaient dépourvus ? A-t-on défendu récemment le répertoire russe ? Dans une maison lyrique, l’orchestre joue souvent sur de longues exploitations. Et à la Royal Opera House, il n’y a pas de rotation, contrairement à d’autres maisons. C’est à mon avis important, pour faire grandir l’orchestre, de lui faire jouer trois ou quatre fois par an un répertoire qu’il n’a soit jamais soit que très peu joué.

Pourquoi choisir une œuvre plus qu’une autre ?

« Si un directeur musical prend soin de ce répertoire, beaucoup joué et parfois considéré comme une routine qui fonctionne dans tous les cas sur scène, on atteint une sorte de magie. Aujourd’hui, je dois continuer à être curieux. »

Mes choix sont assez éclectiques. Quand on arrive à un certain âge, on commence à se demander si on va encore avoir l’occasion de diriger certaines œuvres à l’avenir. Il y a aussi des œuvres qu’on ne se lasse pas de refaire parce qu’on ne peut jamais complètement leur faire dire tout ce qu’elles ont à dire la première fois. Je vais par exemple diriger la Tétralogie pour la quatrième fois ! C’est sans compter les différentes combinaisons de talents dont on dispose à chaque fois sur les productions. Quand j’étais plus jeune, je choisissais des œuvres qui mettaient l’orchestre en valeur, très symphoniques ou très contemporaines. J’ai toujours dirigé le répertoire italien, mais j’en fais encore plus aujourd’hui parce que c’est quelque chose qui fait partie de moi. Si un directeur musical prend soin de ce répertoire, beaucoup joué et parfois considéré comme une routine qui fonctionne dans tous les cas sur scène, on atteint une sorte de magie. Aujourd’hui, je dois continuer à être curieux. Cette saison, je vais diriger une nouvelle production de Rigoletto – que je n’ai pas dirigé depuis trente ans – , Les Noces de Figaro, Samson et Dalila pour la première fois, et Cavalleria Rusticana et Pagliacci – deux œuvres que j’adore.

Après la fin de votre mandat de directeur musical à la Royal Opera House, vous allez prendre le poste de chef principal au London Symphony Orchestra en septembre 2024. Quel est votre lien avec Londres ?

Je suis né non loin de Londres et je suis revenu il y a presque vingt ans pour devenir directeur musical de l’opéra. Avec le Brexit et la pandémie de Covid, Londres fait face à de nombreux défis. Mais le Brexit ne lui enlève pas pour autant son attractivité artistique, parce qu’elle reste une des villes d’art les plus importantes au monde... Il y a énormément de talent et de professionnalisme, et le public est particulièrement amateur de musique. Je suis très reconnaissant d’avoir pu diriger le LSO depuis 1996, et c’est un superbe cadeau que d’avoir reçu cette proposition. Surtout si c’est pour fortifier ma relation avec Londres ! Les prochaines années seront clé sur notre perception de la musique, de la culture, des arts en général, après une pandémie, et sur les plans financier, technologique, ou du mécénat. La répartition des ressources va sans doute changer. On peut me parler autant qu’on veut du streaming, mais je crois que rien ne remplacera le direct.

Propos recueillis le 26 juillet 2021 et traduits de l’anglais par Thibault Vicq

Crédit photo © Verbier Festival - Janosh Ourtilane

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