Madame Butterfly, de l’échec au triomphe

Xl_madame-butterfly-focus © DR

Chaque année le 7 décembre, jour de la saint Ambroise, la Scala ouvre sa saison avec une nouvelle production aux allures d’événement – tant sur le plan lyrique que mondain. Cette année, la maison milanaise débute sa saison avec une nouvelle Madame Butterfly, mise en scène par Alvis Hermanis et interprétée notamment par la bouillonnante Maria José Siri (dont l’énergie et le tempérament marquent les esprits). 
Une production qui s’inscrit surtout dans le projet de Riccardo Chailly, directeur musical de la Scala, de monter l’ensemble de l’œuvre de Puccini et qui propose ici la version originale de Madame Butterfly telle qu’initialement imaginée par le compositeur – version qui sera conspuée par le public de l’époque, immédiatement retirée de l’affiche avant d’être (un peu) remaniée et de connaître le succès qu’on lui connait aujourd’hui. Nous revenons sur cet épisode marquant de la carrière du compositeur.

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Madama Butterfly à la Scala (2016)


Maria José Siri

Giacomo Puccini considérait Madame Butterfly comme son opéra « le plus sincère et le plus expressif ». Il pouvait écouter sans se lasser cet ouvrage au triomphe duquel il a toujours cru malgré l’échec retentissant que lui réserva le public lors de sa première représentation à la Scala de Milan le 17 février 1904. « Puccini tué », « ‘Butterfly’, opéra diabétique, le résultat d’un accident » : voilà quelques-uns des titres de la presse au lendemain de la première.  L’échec est d’une telle ampleur que le spectacle est retiré de l’affiche après une seule représentation ! Puccini est atterré. Il se dit victime d’un « lynchage », et il évoque les « cannibales », les « fous ivres de haine » qui sont à l’origine de cet « enfer dantesque bien préparé ». Puccini a-t-il été victime d’un de ces retentissants règlements de compte dont la Scala a le secret ? Son sixième opéra était-il trop novateur pour rencontrer les attentes du public ? Ou souffrait-il de réels défauts comme le pensaient ses deux librettistes, Luigi Illica et Giuseppe Giacosa ?
L’histoire émouvante de la séduction puis de l’abandon d’une jeune et naïve japonaise par un officier américain insouciant et égoïste inspire à Puccini une œuvre résolument intimiste, centrée sur un seul personnage. Etait-ce une difficulté ? Après le désastre de la création, Puccini modifie rapidement son ouvrage qui triomphe trois mois plus tard, le 28 mai, au Grand Théâtre de Brescia. Devenue aujourd’hui aussi populaire que Tosca ou La Bohème, Madame Butterfly s’est imposée au terme d’une genèse complexe dont les différentes étapes nous éclairent sur la constante volonté de Puccini d’explorer de nouvelles perspectives dramatiques et musicales.

La découverte d’une pièce anglaise

À l’été 1900, Giacomo Puccini se trouve à Londres pour la création anglaise de Tosca. Après l’immense succès de ces deux chefs-d’œuvre les plus populaires, La Bohème (1896) et Tosca (1900), il s’est définitivement imposé comme le nouveau maître de l’opéra italien.


Giacomo Puccini
 

À 42 ans, Puccini symbolise le renouveau de l’art lyrique dont il a repris le flambeau après le retrait du maestro Giuseppe Verdi. Le compositeur est à la recherche d’un nouveau sujet d’opéra quand il assiste à la représentation en anglais de la pièce de David Belasco (1853-1931) tirée d’une nouvelle de John Luther Long (1861-1927), Madame Butterfly. Puccini ne pratique pas l’anglais et ne comprend presque rien aux dialogues. Mais il est ému aux larmes par le drame dont il ressent tout l’impact émotionnel grâce à la limpidité et à la force de l’intrigue. Les souffrances et le destin pitoyable de Madame Butterfly touchent Puccini au plus profond de lui-même et la captivante magie du décor exotique l’éblouit et le fascine. Il supplie Belasco de l’autoriser à adapter Madame Butterfly à l’opéra. Belasco confiera plus tard : « J’acceptai aussitôt (…) Car il n’est pas permis de discuter affaires avec un Italien impulsif qui a les larmes aux yeux et les deux bras autour de votre cou.»

Les autres sources d’inspiration

La pièce de Belasco présente une grande parenté avec Madame Chrysanthème, un roman de Pierre Loti qui connut un immense succès en 1888. L’auteur s’y inspirait de sa propre expérience pour raconter comment un officier de la marine française épousait par contrat d’un mois renouvelable une jeune japonaise qui devait partager sa vie jusqu’à la fin de son séjour à Nagasaki. Cette pratique était très courante au Japon. Madame Chrysanthème avait  été transformée en opérette en 1893 par le compositeur André Messager. Puccini fut sans doute aussi influencé par le succès d’Iris (1898) de Pietro Mascagni, autre ouvrage typique de la découverte du Japonet de la fascination qu’il exerce sur de nombreux artistes à partir du milieu du XIXème siècle.

L’identification de Puccini à son héroïne

Puccini va dessiner et ciseler avec passion ce personnage de Butterfly qui lui correspond si bien. Le musicien voit une correspondance évidente entre l’humble destin de la petite geisha et sa propre sensibilité qui s’épanouit dans l’expression musicale de sentiments authentiques et universels. Puccini veut être « sincère » et ce n’est pas un hasard s’il choisit, conformément à l’esthétique « vériste », d’adapter une histoire basée sur un fait réel choquant : l’achat, puis l’abandon d’une très jeune femme par un officier américain dont elle attend un enfant.

Une documentation approfondie


Madame Butterfly (Scala)

La composition de Madame Butterfly nécessitera plus de deux années de travail exigeant. Au printemps 1902, Puccini rencontrera même une célèbre actrice japonaise, Sada Jacco, qui effectuait une tournée en Italie et en France : il tenait à l’entendre parler japonais pour s’imprégner de la musique de cette langue aux modulations caractérisées par la montée dans l’aigu. Le compositeur rencontre également la femme de l’ambassadeur du Japon en Italie qui lui dépeint les mœurs de son pays et lui chante des chansons typiques. Mais ce n’est pas tout. Puccini se livre aussi à des recherches personnelles : recueils de musique japonaise, enregistrements, lectures sur les cérémonies religieuses et l’habitat, tout le passionne comme, vingt ans plus tard, l’univers chinois quand il composera Turandot (1926).

Les vertus d’un accident

Au moment où l’opéra semblait sur le point d’être achevé, un accident d’automobile vint interrompre brutalement le travail du compositeur à partir du livret mis au point par ses deux librettistes, Giuseppe Giacosa (1847-1906) et Luigi Illica (1857-1919). Cet accident faillit coûter la vie à Puccini. Il s’en tira avec une jambe cassée mais fut contraint durant huit mois à l’immobilité à Torre del Lago, devant ce lac de Massaciuccoli qui lui semblait évoquer les paysages et décors d’Extrême-Orient. Ce fut pour lui l’occasion de se pénétrer d’une atmosphère qu’il va tenter de traduire dans sa musique.

Des désaccords avec les librettistes

Ce qui constitue l’unique ressort de cette tragédie japonaise qu’est Madame Butterfly, c’est le destin et l’évolution du personnage-titre, la fragile Cio-Cio-San, dite Butterfly, c’est-à-dire papillon. D’où le risque d’un certain statisme. Dès le début, des désaccords se font sentir entre le compositeur et ses librettistes. Comme à son habitude, Puccini est sans cesse habité par le doute. Il travaille toujours avec une extrême minutie, animé par un constant souci d’efficacité dramatique. Très exigeant sur la qualité du livret, il échange des centaines de lettres avec ses librettistes qui préfèrent opter pour trois actes quand lui n’en vaudrait que deux pour être plus efficace et fidèle à l’évolution de son personnage. Puccini écrit à son éditeur Ricordi :

« (…) Je me suis vite convaincu d’une chose : il faut faire un opéra en deux actes ! (…) Le drame doit se dérouler jusqu’au bout sans la moindre interruption : concis, efficace, terrible ! En conservant les trois actes, nous allons faire un désastre certain. »

Puccini s’entête et conserve ses deux actes. La suite va lui donner une cruelle leçon et sans doute aurait-il mieux fait de suivre les conseils de Giacosa et Illica. Bien plus tard, Arturo Toscanini (1867-1957) confiera qu’il avait eu l’intuition que ces deux actes étaient beaucoup trop longs et qu’il avait préféré s’absenter de la Scala afin de ne pas assister à un échec prévisible.

Une « première » désastreuse

Malgré son travail minutieux et la confiance de Puccini en sa  nouvelle héroïne, la création le 17 février 1904 à la Scala est le plus grand fiasco de toute la carrière du compositeur… Dans le numéro de mars 1904 de Musica e Musicisti, l’éditeur Giulio Ricordi (1840-1912) rend compte de l’atmosphère quasiment hystérique qui domine cette triste soirée : 


Madame Butterfly (Scala)

« Première représentation de ‘Madame Butterfly’ (…) Grondements, cris, grognements, rires, gloussements (…) Après ce charivari, autour duquel on ne pouvait pratiquement rien entendre, le public quitta le théâtre parfaitement aux anges (…) Le spectacle donné dans la salle semblait aussi bien organisé que celui qui se déroulait sur la scène, puisqu’il commença précisément dès le début de l’opéra. »

Ce scandale ressemblait à une cabale organisée et le principal suspect était naturellement le grand rival de Ricordi, l’éditeur Eduardo Sonzogno… Mais il existe aussi une autre théorie, selon laquelle un opéra sur le colonialisme ne pouvait pas plaire aux milanais, traditionnellement socialistes. L’oeuvre aurait donc été contestée pour des raisons politiques… Quoi qu’il en soit, l’ouvrage est immédiatement retiré de l’affiche et la direction du théâtre est remboursée avec l’accord de Ricordi.

« A la fin je gagnerai »

Puccini est anéanti mais il écrit : « Ma Butterfly reste comme elle est : l’opéra le plus senti et le plus expressif que j’ai jamais conçu. Vous allez voir, à la fin je gagnerai ». Cet échec retentissant fera au compositeur une publicité comme il n’en a jamais eue. Madame Butterfly fera finalement la tournée de toutes les scènes du monde et son air principal : «  Un bel di, vedremo » (Acte 2)deviendra l’un des plus connus de l’œuvre de Puccini.

Une reprise triomphale


Maria Callas (Butterfly) 1955

On reproche entre autres à Puccini la construction en deux actes, qui les fait chacun beaucoup trop long. Puccini remet donc l’ouvrage sur le métier, procède à un certain nombre de coupures, reconstruit l’œuvre en trois actes, ajoute une romance pour le ténor – et quand il redonne sa Butterfly à Brescia le 28 mai 1904, c’est un triomphe qui ne se démentira jamais plus. Puccini est rappelé dix fois sous les acclamations du public enfin conquis. Les trois principales modifications portaient précisément sur les points suivants : le premier acte se trouvait allégé par la suppression de quelques scènes pittoresques ; le deuxième acte était scindé en deux ; et Puccini avait inséré un air promis à un bel avenir : « Addio, fiorito asil  » (Acte 3), expression des regrets trop tardifs de l’insouciant Pinkerton.

L’ouvrage sera donné dans le monde entier. La liste des interprètes du rôle-titre comprend toutes les plus grandes sopranos : Toti dal Monte, Renata Tebaldi, Victoria de Los Angeles, Maria CallasRenata Scotto, Raina Kabaivanska (qui incarna Cio-Cio-San plus de trois cent fois), sans oublier Mirella Freni !

Les raisons d’un succès

Si Madame Butterfly est aujourd’hui aussi populaire que Tosca ou La Bohème, est-ce vraiment en raison des modifications auxquelles s’est résolu Puccini ? Présentant plus qu’une opposition entre une naïve petite japonaise et un officier américain cynique, Madame Butterfly est une sorte de synthèse musicale. Le langage de Puccini a évolué depuis Tosca et son écriture orchestrale exprime au plus juste la profondeur humaine de Madame Butterfly qui aurait peut-être fini par conquérir le public sans avoir à renaître sous une nouvelle apparence. 

Madame Butterfly est une œuvre largement novatrice. On y trouve une écriture très dense, avec des couleurs orientales qui sans être trop soulignées sont toutefois très documentées. La modernité se manifeste aussi par un chœur « à bouche fermée » d’une rare originalité et par la volonté de dérouler l’œuvre comme une longue conversation, avec un seul « grand air », Un bel di, vedremo, qui s’inscrit naturellement dans le cours de l’action. Puccini évoque un Extrême-Orient tantôt mystérieux et inquiétant, tantôt  séduisant et captivant en renouvelant son inspiration aux sources de ce qu’il est convenu d’appeler vers le milieu du XIXème le « japonisme », marqueur lui aussi d’une évidente modernité. Tout cela était déjà dans la première version de l’opéra. On peut seulement ajouter que les quelques tentatives de donner Madame Butterfly dans sa première mouture ne sont jamais parvenues à l’imposer au détriment de sa version révisée. C’est à chaque spectateur qu’il appartient de choisir sa Butterfly préférée les rares fois où l’occasion lui en est donnée.

Catherine Duault

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