Les Troyens, chef-d’œuvre et calvaire de Berlioz

Xl_les-troyens-berlioz-opera © DR

Sans doute l’un des chefs-d'œuvre d'Hector Berlioz, Les Troyens ont longtemps été réputés impossibles à représenter. Pour autant, alors qu’on commémorera dans quelques mois les 150 ans de la disparition du compositeur, Les Troyens sont à l’affiche de plusieurs maisons d’opéra cette saison : comme actuellement à l’Opéra de Vienne dans une production réunissant notamment Joyce DiDonato et Brandon Jovanovich ou prochainement à l’Opéra de Paris (en janvier) où l’on assistera notamment à la prise de rôle d’Elīna Garanča (en Didon).
Pour mieux appréhender l’œuvre, ses sources d’inspiration et ses enjeux dramatiques, nous revenons sur la genèse de l’opéra et l’histoire d’une création laborieuse.

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Carolyn de Sayn-Wittgenstein ; © DR

« J’ai passé ma vie avec ce peuple de demi-dieux ; je me figure qu’ils m’ont connu, tant je les connais », c’est ainsi qu’Hector Berlioz (1803-1869) évoque sa passion fixe pour les héros de l’Enéide dans une lettre qu’il adresse le 20 juin 1859 à la princesse Carolyn de Sayn-Wittgenstein (1819-1887), la compagne de Franz Liszt, devenue la confidente de Berlioz durant la genèse des Troyens. La correspondance qu’échange le compositeur avec la princesse à qui il dédiera son opéra nous renseigne avec précision sur les différentes étapes de la gestation d’une œuvre qui aura occupé l’esprit de son créateur pendant une quarantaine d’années, alors que l’écriture de la partition ne lui réclamera que deux années de travail. On peut parler de la réalisation d’un rêve tant les héros de Virgile sont vivants dans l’imagination d’un musicien imprégné de culture classique dès son plus jeune âge. Son père ne l’avait-il pas prédestiné à cette passion en lui donnant le prénom d’un des plus fameux héros de la Guerre de Troie, Hector, dont les funérailles servent de conclusion à L’Iliade ? Mais pour voir son ouvrage représenté à Paris, le 4 novembre 1863, au Théâtre-Lyrique, Berlioz devra accepter de diviser Les Troyens en deux parties. L’opéra ne sera jamais donné intégralement du vivant de l’auteur qui en conçut une immense déception. Ainsi que le souligne cruellement le mot de son confrère Charles Gounod (1818-1893) : « comme son héroïque homonyme Hector, il a péri sous les murs de Troie ». Alors que Les Troyens devaient être l’accomplissement de la carrière de Berlioz, ils sont devenus son plus grand tourment. Le musicien se désespère de ce qu’il appelle le « dépeçage » de sa partition, car il doit respecter ces coupures jusque dans la version chant et piano qui paraît chez Choudens en 1863. L’édition de la partition complète est longtemps retardée. Les Troyens à Carthage ne paraîtront qu’en 1885 et La Prise de Troie en 1889 ! La création scénique intégrale n’aura lieu qu’en 1890, à Karlsruhe, avec un grand succès, mais en deux soirées… Dans la salle, on ne compte que cinq Français dont le compositeur Albéric Magnard (1865-1914) qui s’indigne de voir le peu d’intérêt de ses compatriotes pour ce « chef-d’œuvre de l’art lyrique français ». Il s’interroge ironiquement : « Que faut-il le plus admirer, le goût musical du grand-duc de Bade, ou notre sublime indifférence ? »

La question de la dualité

Malgré tous les efforts que déploie Hector Berlioz pour faire accepter Les Troyens à l’Opéra de Paris, la « grande boutique », comme l’appelait Verdi, reste insensible. C’est Léon Carvalho (1825-1897), le directeur du Théâtre-Lyrique, qui finit par accepter l’ouvrage mais à condition que Berlioz scinde sa partition en deux pour que le « monstre » lyrique soit plus facile à mettre en scène. Le compositeur trouvera d’ailleurs la mise en scène « absurde en certains endroits et ridicule dans d’autres ». Finalement, on ne présentera au public que les seuls trois derniers actes, regroupés sous le titre, Les Troyens à Carthage tandis que les deux premiers actes sont devenus La Prise de Troie. Pour renforcer la cohérence dramatique, le compositeur dote Les Troyens à Carthage d’une introduction instrumentale et d’un prologue. Dès l’origine se pose donc le problème de l’unité d’un opéra dont la dualité semble agir comme une constante malédiction. 


Léon Carvalho ; © DR

Car la division obligée de ce que Berlioz avait conçu comme un « grand opéra » en cinq actes dans le sillage de Meyerbeer, accentue encore le manque d’unité apparent des Troyens. Une des difficultés principales réside dans la répartition des personnages au cours des deux périodes où se déroule l’intrigue. Les deux premiers actes sont consacrés à la prise de Troie par les Grecs. A partir du troisième acte, nous faisons un bond dans le temps pour arriver quelques années plus tard à la cour de Carthage, cadre des amours d’Enée et de Didon. Or, il n’y a qu’Enée, et son fils Ascagne qui apparaissent dans les deux parties, si l’on excepte les ombres d’Hector, Cassandre et Chorèbe qui reviennent au dernier acte. A cela s’ajoute le fait que le héros de l’ouvrage, Enée, n’est pas le rôle principal comme le révèle sa faible présence scénique. La Prise de Troie est dominée par Cassandre, et Les Troyens à Carthage par Didon qui est pratiquement tout le temps en scène. Il est indéniable que le héros de l’opéra n’est pas musicalement le personnage principal alors que les deux grands rôles féminins sont d’une richesse étonnante. Evoquant le monologue de Didon, « Ah, je vais mourir… » (Acte 5), Berlioz écrivait : « Dans tout ce que j’ai produit de musique douloureusement passionnée, je ne connais de comparable à ces accents de Didon (…) que ceux de Cassandre » et il ajoutait : « O ma noble Cassandre, mon héroïque vierge, il faut donc me résigner, je ne t’entendrai jamais ».  

On peut ajouter que ce n’est pas une simple formule qu’utilise la princesse Carolyn de Sayn-Wittgenstein quand elle menace Berlioz de ne plus le recevoir chez elle s’il a la faiblesse de « ne pas tout braver pour Didon et Cassandre » ! Pour mieux relier ses deux héroïnes, Berlioz accordera à chacune la faculté de prévoir l’avenir. Cassandre prophétise la perte des Troyens et Didon mourante entrevoit la naissance d’Hannibal, la ruine de Carthage et la domination de Rome.

La question de l’unité

Avons-nous deux drames juxtaposés, l’un épique et l’autre passionnel ? L’un exposant les malheurs d’un peuple massacré par traîtrise et l’autre racontant la triste histoire de deux amants obligés de se séparer pour satisfaire aux exigences d’un grand destin politique ? Dès l’arrivée d’Enée à Carthage (Acte 3), Panthée annonce à Didon : « Ce héros cherche l’Italie, où le sort lui promet un trépas glorieux / Et le bonheur de rendre aux siens une patrie ». Comme Titus, contraint malgré lui d’abandonner Bérénice, la reine de Judée, Enée, doit quitter la reine de Carthage pour fonder Rome, dont Didon prédit l’immortalité en gravissant les degrés du bûcher sur lequel elle a choisi de mourir. L’Italie, destination finale du périple d’Enée, est évoquée constamment comme pour faire le lien indispensable entre les deux volets des Troyens. C’est au cri de « Italie » que Cassandre entraîne les Troyennes dans un suicide collectif au milieu de la ville en flammes. C’est en s’écriant trois fois « Italie » que Mercure rappelle Enée à son devoir après son extatique duo d’amour avec Didon. L’image finale du Capitole resplendissant au-dessus du cadavre de la reine de Carthage, vient compléter ce « leitmotiv » qui assure que Troie revivra sur les bords du Tibre quand les Troyens s’uniront aux Latins pour fonder une ville où seront de nouveau honorés leurs dieux. L’unité du drame se fonde sur le mystère du destin des grandes civilisations qui se nourrissent aussi des sacrifices et des souffrances  individuels. On retrouve ainsi dans Les Troyens ce qui assure l’unité de l’Enéide c’est-à-dire la glorification de la Rome éternelle sanctifiée par ses origines légendaires.

Virgile et Shakespeare

Comme Berlioz le relate lui-même dans la Postface de ses Mémoires, ce sont les liens profonds et anciens qu’il entretient avec Virgile qui sont à l’origine de l’écriture du livret des Troyens, conçu dans une grande ferveur créatrice de mai 1856 à avril 1858.


Virgile ; © DR

Le compositeur a d’abord confié son projet à Carolyn de Sayn-Wittgenstein, « femme de cœur et d’esprit » qui l’a souvent réconforté. Berlioz lui parle de « (son) admiration pour Virgile et de l’idée qu’(il) se faisait d’un grand opéra traité dans le système shakespearien, dont le deuxième et le quatrième livres de l’Enéide serait le sujet ». Cet ambitieux dessein semble remonter à 1851, et le compositeur se met au travail à son retour d’un séjour à Weimar où Liszt l’accueille régulièrement. Berlioz écrit à Liszt :  « J’ai commencé à dégrossir le plan de la grande machine dramatique à laquelle la princesse veut bien s’intéresser (…) C’est énorme et par conséquent c’est dangereux. (…) Je tâche surtout de me résigner aux chagrins que cet ouvrage ne peut manquer de me causer ».

Le succès inattendu remporté par L’Enfance du Christ en 1854 a certainement joué un rôle dans la décision de Berlioz, qui se lance dans l’écriture du livret le 5 mai 1856, une « date épique s’il en fut ». C’était l’anniversaire de la mort de Napoléon, décédé le 5 mai 1821. C’est l’occasion de rappeler que pour les artistes romantiques de la génération de Berlioz, Napoléon est par essence le héros que l’on vénère et que l’on rêve secrètement de surpasser. Dans La Confession d’un enfant du siècle (1836), Alfred de Musset (1810-1857) décrit le désarroi de toute une génération condamnée à l’inaction et à l’ennui après la fin de l’épopée napoléonienne. La dernière mesure des Troyens sera datée du 12 avril 1858 accompagnée de ces mots de Virgile : « Quoi qu’il arrive, il faut surmonter chaque revers de fortune en le supportant ». Phrase prémonitoire quand on connaît la destinée de cet ouvrage aussi malmené que mal-aimé. Réputé impossible à représenter, cet opéra fleuve ne sortit de l’oubli qu’en 1969 quand il fut donné à Londres sous la direction de Sir Colin Davis d’après la première édition complète parue chez Bärenreiter.

Berlioz librettiste

Berlioz traduit parfois littéralement son modèle latin, et le plus grand changement qu’il introduit réside dans l’importance qu’il accorde au personnage de Cassandre. La catastrophe de la chute de Troie est d’abord vue à travers le regard de la prophétesse qui pressent le déroulement du drame. Cette réitération du malheur, annoncé puis réalisé, intensifie la tension dramatique en accentuant le caractère inéluctable du massacre des Troyens par les Grecs. Cassandre est le véritable pivot des deux premiers actes.


Hector Berlioz ; © DR

Il n’est pas si facile de transposer une épopée en un opéra, autrement dit d’adapter une œuvre narrative à la scène. Berlioz doit faire des choix, et ajouter des détails qui apportent des éclaircissements indispensables au drame comme en témoigne le magnifique quintette du quatrième acte, « Tout conspire à vaincre mes remords ». Il s’agit de marquer de la façon la plus émouvante qui soit le moment où Didon renonce au souvenir de Sichée, son premier mari mort depuis des années, pour s’abandonner à son nouvel amour pour Enée.

Une autre dimension du travail de librettiste est de savoir faire alterner scènes collectives et monologues ou duo en ménageant une progression dramatique efficace. La partition est divisée en numéros successifs, récitatifs, airs, duos ou ensembles, selon le schéma habituel, pour mieux ménager une grande variété de ton. Berlioz a réussi à instaurer un équilibre entre les interventions plus spectaculaires du chœur et celles, plus intimistes, des protagonistes. Le souffle épique modèle les temps forts que sont la Marche troyenne, ou l’entrée du fameux cheval de Troie, ou encore le spectaculaire suicide collectif des Troyennes.

Berlioz souhaitait terminer la versification du livret avant de se consacrer à sa partition, mais dès juin 1856, il ne peut résister à la tentation et il écrit le duo d’amour entre Didon et Enée, qui prendra place à la fin de l’Acte IV, « Nuit d’ivresse et d’extase infinie ». Les paroles en sont partiellement empruntées au dernier acte du Marchand de Venise (1598) de William Shakespeare (1564-1616). Le dramaturge a été l’autre grande passion littéraire du compositeur. De son aveu même, Berlioz a « virgilianisé » les paroles du poète élisabéthain. De très nombreuses esquisses témoignent du soin extrême que le musicien a apporté à ce célèbre duo. « C’est Shakespeare qui est le véritable auteur des paroles et de la musique », écrit-il à un ami, « Il est singulier qu’il soit intervenu, lui le poète du Nord, dans le chef-d’œuvre du poète romain. Virgile avait oublié cette scène ».

Classicisme et romantisme

Les Troyens proviennent bien des deux sources revendiquées par Berlioz. Virgile représente l’attirance vers l’Antiquité classique alors que Shakespeare s’apparente à la sensibilité romantique. On retrouve cette double aspiration dans le Racine et Shakespeare (1823) de Stendhal (1783-1842), ou la Préface de Cromwell (1827) de Victor Hugo (1802-1885). Le livret de Berlioz est un modèle de classicisme littéraire avec ses alexandrins bien réguliers et ses nombreux archaïsmes. Nous sommes très loin des conseils de Victor Hugo, l’exact contemporain de Berlioz, qui souhaitait « mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire ». Mais la conception du drame romantique se retrouve dans la manière de juxtaposer avec la plus grande liberté des scènes d’inspiration très différente comme le faisait déjà Shakespeare.


Christoph Willibald Gluck ; © DR

C’est la musique de Berlioz qui manifeste le plus clairement la filiation entre classicisme et romantisme. Les Troyens restent les héritiers de ces « tragédies lyriques » par lesquelles s’illustra dans les années 1770 le Chevalier Gluck (1714-1787), qu'Hector Berlioz aimait passionnément. Pourtant, même si la dimension littéraire des Troyens est essentielle, Berlioz refuse de commettre ce qu’il appelle le « crime » de Richard Wagner qui voudrait faire de la musique « l’esclave humiliée de la parole » et la « réduire à des accents expressifs »Berlioz milite pour une musique « libre et fière et souveraine et conquérante », une musique dramatique d’un genre nouveau dont Les Troyens sont la manifestation. Œuvre à la fois classique et en même temps peut-être trop moderne pour son époque, Les Troyens ont apporté à Berlioz la certitude d’avoir rendu hommage à ses maîtres, Virgile et Shakespeare : « Je suis sûr que j’ai fait une grande œuvre, plus grande et d’un plus noble aspect que ce qu’on a fait jusqu’à présent. ». Modestie des grands hommes…

Catherine Duault

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