Disque « A tribute to Pauline Viardot » : rencontre avec Marina Viotti et Christophe Rousset

Xl_marina-viotti_christophe-rousset_interview-2022 © Aparte Music

La collaboration entre la mezzo-soprano Marina Viotti et le chef d’orchestre Christophe Rousset a conduit à un disque passionnant « A tribute to Pauline Viardot » sur lequel on retrouve du français et de l’italien, Rossini, Berlioz, Gluck ou Donizetti. Un répertoire qui fut celui de la grande Pauline Viardot (1821-1910). Entretien avec les deux artistes.

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Bonjour à vous deux, tout d’abord je voulais savoir pourquoi avoir choisi Pauline Viardot comme figure directrice de votre disque.

Marina Viotti, Christophe Rousset. Album « A tribute to Pauline Viardot »

Christophe Rousset : Rappelons-nous déjà que c’était son anniversaire l’année dernière. Le fait que Viardot ait été une femme compositrice attire naturellement l’attention. Et de plus, c’était aussi une très grande chanteuse. Faire un portrait d’un personnage aussi complexe a donc été extrêmement intéressant. C’est moi qui ai donné l’idée à Marina, car leurs vocalités semblent correspondre. Marina a commencé comme contralto et a désormais élargi sa tessiture vers l’aigu.

Marina Viotti : Un jour, Christophe m’a appelé pour me dire « je sais le disque que nous allons faire ensemble »… alors que je ne savais pas moi-même que nous devions faire un disque (rires). Et lorsqu’il m’a parlé de Pauline Viardot, cela m’a paru une évidence.

Pourquoi ?

MV : Déjà, ayant fait des études de lettres, c’était passionnant d’aborder Pauline Viardot. Elle fut une femme qui fut très influente dans le milieu intellectuel et culturel d’une grande artiste du XIXe siècle et même du XXe. Elle fréquentait des salons où l’on retrouvait Victor Hugo, Musset, Chopin, Fauré, Wagner. George Sand était son amie. Elle a été beaucoup courtisée par ce beau monde. C’est à la fois une figure emblématique de cette période et une « sacrée femme »… compositrice, pianiste, chanteuse et, aussi, une femme libre. Tourgueniev, son amant, vivait tout de même dans une datcha dans son jardin ! Des compositeurs lui ont dédié des rôles emblématiques comme La Juive, Fidès dans le Prophète, Dalila. Hector Berlioz réécrit un opéra de Gluck pour elle… C’était une muse et elle devait vraiment être exceptionnelle. Et finalement elle a été un peu « zappée ».

Je me suis trouvé pas mal de points communs avec elle. D’abord si j’avais vécu à cette époque, j’aurais vraiment aimé fréquenter ces salons. Et il y a aussi le fait que nous venons toutes les deux d’une famille de musiciens. Enfin, de ce que l’on dit d’elle, il semblerait que nous ayons un peu la même tessiture et la volonté de défendre plus le texte et l’émotion que le feu d’artifice vocal qui caractérisait plus sa sœur, Maria Malibran. 

Avez-vous été amené à faire des recherches particulières pour les airs qui figurent sur le disque ?

CR : Nous nous sommes fait aider par les spécialistes de Pauline Viardot. Bien sûr, nous avons fait une sélection correspondant au mieux à la vocalité de Marina.

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Christophe Rousset, ce n’est pas votre répertoire habituel. Comment, avec les Talens lyriques, avez-vous abordé Bellini, Rossini, Donizetti et les compositeurs français ?

CR : On les aborde par ce qui précède ! Habituellement, un chef d’orchestre qui aborde Rossini peut le voir en référence avec ce qui est plus tardif comme Verdi ou d’autres compositeurs. À l’inverse, nous sommes allés voir le côté avant-gardiste par rapport à ce qu’il y a eu avant, par rapport à Cimarosa, par exemple qui a ouvert la porte au style rossinien. Gluck est la clé de voute de l’opéra français qui va suivre et qui sera peu réformé jusqu’à Berlioz.

Nous avions déjà tenté l’expérience pour l’album Tragédiennes avec Véronique Gens et cela nous avait beaucoup intéressés. Quand nous avons réfléchi au disque avec Marina, nous avons trouvé judicieux d’avoir cette chanteuse, Pauline Viardot, comme angle d’attaque, avec le répertoire qu’elle a défendu ou des morceaux qui ont été écrits pour elle. Par exemple, elle n’a jamais chanté Samson et Dalila, mais Saint-Saëns lui a fait chanter le rôle en cercle privé. Elle fut vraiment l’inspiratrice du rôle !

Nous parlions de Gluck et, sur l’album, il y a cet air d’Orphée et Eurydice. Sauf erreur de ma part, c’est l’air qui a été réorchestré par Berlioz pour Pauline Viardot.

CR : C’est ça ! Il l’a réorchestré et la chose très intéressante, c’est que Marina chante les cadences écrites, à l’époque, par Pauline Viardot. C’est étonnant, car elle fait intervenir un thème qui apparait, plus tôt dans le premier acte, dans le premier air d’Orphée. C’est un document vraiment intéressant, avec cette cadence très longue, pour accéder à ce que faisait Pauline Viardot dans ces différents répertoires.

Est-ce que l’on sait pourquoi Berlioz a réorchestré cet air ?

CR : Il a probablement souhaité rajouter des clarinettes ou d’autres instruments pour étoffer la matière. Cela paraissait sûrement trop fin pour Viardot qui avait envie d’avoir un orchestre un peu plus fourni.

Comment abordez-vous ces musiques ? J’imagine que l’on ne traite pas l’italien et le français de la même façon…

CR : On l’aborde le plus simplement et le plus sincèrement possible ! On traite ce répertoire exactement comme un répertoire de la fin du XVIIIe siècle en tenant compte, en même temps, des exigences du chant, en particulier pour les Donizetti ou pour l’air de Semiramide où il faut élargir, vraiment trouver de l’espace pour la voix.

Christophe Rousset : « En fait, je dois dire que j’aborde ces répertoires comme si c’était des créations mondiales parce que c’est neuf pour moi et pour l’orchestre. »

Pour l‘ouverture de Semiramide et avec les timbres anciens, je trouve que c’est l’occasion de redécouvrir complètement ce morceau et c’est fascinant. Par exemple, on obtient d’autres couleurs avec les cors naturels.

En fait, je dois dire que j’aborde ces répertoires comme si c’était des créations mondiales parce que c’est neuf pour moi et pour l’orchestre. Nous avons aussi traité l’air de Rosine avec beaucoup de fraicheur pour transmettre cette fraicheur à l’interprétation. Ce travail donne de la verve et de la jeunesse à ce répertoire qui, parfois, est devenu un peu routinier.

Christophe Rousset, est-ce que vous avez perçu une différence entre ce que Marina a déjà chanté et ce qu’elle aborde pour la première fois pour ce disque ?

CR : Je pense que Marina avait, pour le répertoire nouveau, besoin de davantage d’aide de ma part. Et donc, je l’ai beaucoup encouragé. J’aime énormément le théâtre, je m’appuie sur les mots et comme c’est quelqu’un de très réactif, elle récupère les éléments que je lui donne et elle en fait son miel. C’est vraiment très agréable de travailler avec des artistes comme Marina, car elle « s’instrumentalise » entre les mains du chef.

MV : D’une manière générale, je dois dire que Christophe est quelqu’un qui apporte toujours des idées intéressantes, que l’on accepte ou pas d’ailleurs in fine. Moi, ça m’a toujours apporté de nouvelles perspectives, comme s’il savait parfois, mieux que moi, ce que j’étais capable de faire… Parfois, il y avait des choses que je n’aurais pas osé faire et en me poussant, il m’a obligée aussi à me découvrir, à découvrir des nouvelles couleurs dans ma voix.

Par exemple…

MV : Sur le disque, il n’y avait que trois airs que j’avais déjà chantés. C’est le cas avec l’air de Dalila que nous avons enregistré au début. J’ai donc démarré notamment avec un gros legato. Au bout de cinq phrases, Christophe m’a arrêtée et m’a dit « Nous ne sommes pas le Philharmonique de Vienne et tu n’es pas Jessie Norman (rires). Donc on devrait plutôt essayer notre version avec ta voix, avec ta jeunesse, avec mon orchestre, avec cette transparence-là ». Il avait tellement raison ! Et même pour Rosine, il m’a obligé à revoir l’interprétation d’un air que j’ai tellement chanté, obligé à me renouveler avec son orchestre ! Finalement, cette démarche a donné la couleur du disque. Nous avons essayé de chercher dans chaque morceau, quelque chose de très personnel.

Marina, il y a donc deux langues chantées sur ce disque : l’italien et le français. Deux langues que vous maitrisez parfaitement du fait de vos origines. Y a-t-il une différence pour vous dans l’interprétation ?

Marina Viotti : « Lorsque je chante en français, je privilégie moins la couleur de la voix et plus le texte en lui-même, ce qui me touche donc plus directement. »

MV : C’est vrai que ce sont deux langues qui me sont naturellement familières, mais il se trouve que j’ai toujours parlé français à la maison. Donc le français est une langue qui m’est plus proche. L’italien est une langue plus facile à chanter. Elle permet des plus beaux sons. C’est le bel canto ! Et c’est un répertoire que j’ai entendu toute ma vie, car c’était la spécialité de mon père. Lorsque je chante en français, je privilégie moins la couleur de la voix et plus le texte en lui-même, ce qui me touche donc plus directement. C’est très intéressant de passer de l’un à l’autre et la couleur de ma voix y est très différente.

Christophe Rousset, y a-t-il un équilibre particulier à trouver entre l’orchestre et les voix selon les airs ?

CR : Avec les instruments anciens, les équilibres se font tout seuls. C’est pareil pour Mozart : avec les instruments anciens, il n’y a jamais de problèmes de balance. Pour les airs du disque, c’est tellement bien écrit par les compositeurs et bien pensé que cela se fait naturellement.

Il y a un côté organique. Les timbres des instruments à vent qui sont beaucoup plus boisés, parce qu’ils sont en bois, se marient beaucoup plus naturellement au timbre d’une voix. Et cela donne une grande chaleur.

Marina, à l’écoute du disque, on constate que, hormis Rosine, ce sont plus des femmes mélancoliques, en souffrance, voire proches de la mort. Est-ce que c’est là la traduction que Pauline Viardo s’épanouissait plutôt dans un répertoire dramatique ou est-ce la conséquence d’un choix que vous avez fait ? De surcroît, ce sont tous des personnages qui « ont quelque chose à dire ».

MV : Pauline Viardot évolue pendant la période romantique même si elle a commencé avec Rossini ou Gluck. C’était, pour elle, un sacré challenge de passer de Massenet à Donizetti, à Gluck, à Bellini.

Il est vrai que ce sont des femmes (ou des hommes) fort(e)s. Ce sont aussi des vocalités, des styles de langue, des tessitures différentes. On passe du contralto à la soprano, de la colorature au drame, etc. Il est vrai aussi que cela a été difficile de trouver des choses plus « enlevées ». Néanmoins, nous avons choisi Gluck et les Rossini pour compenser le côté mélancolique.

Il est d’ailleurs drôle de constater que ce répertoire plus dramatique n’est, actuellement, pas vraiment le mien. Le mien, mon répertoire est plus léger, parfois même colorature.

Comment « rentriez-vous » dans chaque personnage ?

Marina Viotti : « J’ai vécu cela comme si j’étais sur scène à l’opéra. J’avais conscience de l’environnement de ces personnages. Je les jouais presque. »

MV : J’ai vécu cela comme si j’étais sur scène à l’opéra. J’avais conscience de l’environnement de ces personnages. Je les jouais presque. D’une manière générale, nous avons privilégié l’expressif face à la perfection. Un disque est, par essence, toujours frustrant, car l’on met beaucoup d’expression à l’enregistrement qui est, ensuite, souvent « lissé » par le mixage. Mais nous nous sommes battus pour garder cette expressivité et cette spontanéité ! Nous n’avons d’ailleurs pas fait beaucoup de prises pour chaque air. Je dois dire que je m’ennuie vite lorsque j’écoute un disque qui est trop léché et avec Christophe, nous ne voulions pas donner cela. Il s’agit de rester honnête et tant pis si ce n’est pas parfait !

Dans le disque, il y a des choses très connues et un air plutôt inconnu, celui de Marie-Madeleine de Massenet…

MV : Marie-Madeleine, c’est, je crois, plutôt un oratorio et, honnêtement, c’est mon coup de cœur du disque. D’une part, j’avais envie d’avoir des airs moins connus et d’autre part, c’est parfait pour la voix, pour le texte, pour l’émotion. Je le chanterai souvent à l’avenir.

Il y a un air qui m’a vraiment surpris, c’est celui de Semiramide ! C’est un air que l’on connait bien, qui a été interprété par les plus grandes.

Marina, dans votre interprétation on constate déjà de la fluidité pour passer d’un registre à un autre et ceci sans artificialité. On a l’impression que vous démarrez vraiment dans un registre de soprano pour faire appel dans la dernière partie à des notes graves, inhabituelles dans cet air, ce qui aboutit à une composition globale très intéressante.

MV : C’est intéressant ce que vous me dites. Cet air est très haut, très sopranisant. Je me rappelle bien de cette journée où j’essayais d’écrire mes propres variations. Et en parallèle, Christophe Rousset en avait aussi écrit. Il me les a envoyées pour que je fasse un choix. Et comme Christophe n’est pas, à la base, un rossinien, il avait écrit des variations que l’on n’entend jamais, celles qui, comme vous l’avez souligné, descendent dans la deuxième partie de l’air avec l’idée d’utiliser ma voix dans tout son ambitus. Moi, j’avais plutôt écrit des vocalises qui montaient. Mais je ne suis pas un soprano léger, je n’ai pas les contre-mi. Du coup, j’ai fait un mélange des deux en conservant la première partie avec une couleur soprano et plutôt ses variations dans le grave pour la seconde partie. Et ça apparait donc comme beaucoup plus novateur.

C’est un beau travail de collaboration. Bravo à vous deux.

Marina, j’avais une question sur le ressenti physique de la chanteuse. A-t-on une sensation différente quand on évolue dans l’aigu ou dans le grave ?

Marina Viotti : « Le grave, pour moi, c’est comme prendre un bon bain, comme écouter un violoncelle. Cela procure de la chaleur, du calme, de la connexion au sol. C’est de la détente ! L’aigu, à l’inverse, c’est quelque chose qui t’élève. »

MV : Même si les aigus sont dans ma voix et qu’ils ont un côté très libérateur, cette tessiture est moins agréable corporellement que la tessiture grave. Le grave, pour moi, c’est comme prendre un bon bain, comme écouter un violoncelle. Cela procure de la chaleur, du calme, de la connexion au sol. C’est de la détente ! L’aigu, à l’inverse, c’est quelque chose qui t’élève. Les deux sensations sont, quoi qu’il en soit, jouissives de façon très différente.

Je dois dire que je suis très contente d’être mezzo, car cela me permet de pouvoir passer de l’un à l’autre ! Mais il faut gérer cela lorsque dans une même saison, je vais faire Alceste qui est un rôle de soprano et Nicklausse, un rôle presque de contralto.

Mais avoir chanté l’air de Semiramide entre des contre-uts et des ré graves, ce n’est que du plaisir même si je sors de là comme si j’avais couru 25 kms (rires).

Marina, il me reste à vous demander quels sont vos prochains rôles...

MV : Le rôle-titre d’Alceste de Gluck à l’Opéra de Rome en octobre, ce sera mon premier grand rôle dramatique puis La Périchole au Théâtre des Champs-Élysées. Et ce sont deux prises de rôles.

Parmi les rôles que vous chantez au disque, quels sont ceux qu’il est possible que vous chantiez un jour sur scène ?

MV : Dalila, c’est sûr que je le ferai un jour ! Sapho, c’est rarement donné. J’aimerais beaucoup chanter Orphée et je peux le faire tout de suite. J’aimerais beaucoup interpréter, un jour, Marie-Madeleine. Et bien sûr, d’ici cinq ans, il y aura Romeo et La favorite. Du disque, je n’exclus que La juive ainsi que Semiramide, car, dans cet opéra, j’ai une nette préférence, par confort vocal et par tempérament, pour Arsace.

Enfin, Christophe et Marina, avez-vous des collaborations prévues dans l’avenir, notamment des projets à la scène ?

CR : Pour le moment non. Nous avons eu des projets dans les tuyaux qui ne se sont pas concrétisés. Il y aura peut-être une tournée ensemble pour faire connaitre le répertoire qui est sur le disque. En tous cas, le souhait de travailler ensemble est activé par la collaboration que nous avons eue.

Propos reccueillis par Paul Fourrier
(septembre 2022)

 

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