Confusion des genres : le Teatro Real ressuscite Achille in Sciro de Francesco Corselli

Xl_02-achille-in-sciro_teatro-real-2023-photo-javierdelreal © Javier del Real

Au XVIIIe siècle, le compositeur Francesco Corselli était une figure majeure de l’opéra espagnol et pour autant, son œuvre n’a que peu passé les suffrages du temps. Dans le cadre de sa mission patrimoniale et de préservation du répertoire espagnol, le Teatro Real de Madrid s’est néanmoins attelé à ressusciter Achille in Sciro, ouvrage du compositeur créé en 1744 au Real Coliseo del Buen Retiro de Madrid pour célébrer l’annonce du mariage de l'Infante d'Espagne, Maria Teresa Rafaela, avec le Dauphin Louis de France, fils de Louis XV.

L’opéra n’a quasiment jamais été donné depuis sa création, n’a pas fait l’objet d’enregistrement, est donc encore très méconnu de nombre d’amateurs d’art lyrique, mais se révèle d’une incroyable modernité et fait étonnement écho à l’actualité à l’heure où la confusion des genres interroge. Le Teatro Real en propose donc une « redécouverte » à partir de ce 17 février 2023 – après avoir dû renoncer à monter sa production en 2020 pour cause de pandémie (Joan Matabosch l’évoquait dans un entretien qu'il nous accordait).

Et pour ressusciter l’Achille in Sciro de Corselli, le Teatro Real a fait appel à la metteuse en scène Mariame Clément, qui indique avoir abordé l’opéra quasiment comme une création contemporaine. Et faute d'enregsitrements permettant d'appréhender pleinement la musique du compositeur (la metteuse en scène a d'abord dû se contenter d'une partition éditée, puis le Teatro Real a organisé un enregistrement avec un pianiste), Mariame Clément s'est d'abord appuyée sur le livret. 

Un livret de Métastase

Achille in Sciro trouve sa source dans un livret de Métastase inspiré du séjour d’Achille sur l’île de Scyros. Les augures ayant prédit la mort d’Achille sous les murs de Troie, sa mère Thétis l’envoie se cacher sur Scyros chez le roi Lycomède. Pour assurer l’anonymat du jeune héros, Achille se cache sous des habits féminins et prend le nom de Pyrrha. Sous ses atours féminins, le héros grec tombe néanmoins rapidement amoureux de la princesse Deidamia, fille du roi Lycomède, qui elle-même n’est pas insensible aux charmes de Pyrrha – tout en ignorant qu’il s’agit d’Achille et quand bien même la princesse est déjà promise à Teagene, roi de Chalcis.


(c) Javier del Real

Informés du stratagème d’Achille, les Grecs envoient le rusé Ulysse sur Scyros afin de ramener le héros grec à la raison et faire en sorte qu’il joue son rôle lors de la Guerre de Troie. Il suffira qu’Ulysse glisse une épée et un bouclier parmi les présents féminins qu’il réserve aux « femmes » de la cour de Lycomède pour qu’Achille abandonne son déguisement de Pyrrha et se rappelle à ses devoirs guerriers. Le jeune héros en profite alors pour déclarer sa flamme à la princesse Deidamia, qui succombe malgré le changement de sexe du soupirant. Et au regard de l’amour qui unit déjà Achille et Deidamia, Teagene renonce à épouser la fille du roi.

Tout est bien qui finit bien – jusqu'ici. Achille et Deidamia célèbrent leurs fiançailles, qui seront consommées après le retour d'Achille de la Guerre de Troie avec la bénédiction de l’Amour, la Gloire et du Temps – l’amour triomphe et Achille assume son devoir envers sa patrie pour entrer dans l'Histoire, faisant ainsi écho aux fiançailles de l'Infante d'Espagne et du Dauphin de France que l’opéra de Francesco Corselli célèbre.

Confusion des genres et fluidité des rôles

À mi-chemin entre, d'une part, l’opéra vénitien du XVIIe siècle qui faisait la part belle aux travestissements et affichait une grande liberté de mœurs et d'autre part l’opéra du XIXe qui codifiait strictement les rôles masculins et féminins, Achille in Sciro (1744) faire figure de pont et s’amuse manifestement de la confusion des genres. Achille, symbole du héros guerrier de l’Antique, est donc travesti en femme la moitié de l’opéra et interprété par un contre-ténor (au Teatro Real, le rôle est confié à l’Argentin Franco Fagioli) ; la princesse Deidamia (Francesca Aspromonte) succombe successivement aux charmes de Pyrrha et d’Achille indépendamment du sexe du personnage ; et le roi Teagene qui doit épouser la princesse est chantée par une femme (Sabina Puértolas). Achille in Sciro met en scène une fluidité des genres et des sentiments qui se révèle d'une étonnante modernité et trouve un savoureux écho contemporain.


(c) Javier del Real

Dans son travail de mise en scène, Mariame Clément indique vouloir s’appuyer sur cette lecture de l’amour d'abord libre puis davantage codifié dans l’ouvrage de Francesco Corselli et Métastase : au début de l’opéra, Achille et Deidamia nourrissent un « amour miroir » et égalitaire, sans relation de domination (les deux personnages sont féminins). La dissymétrie reprend néanmoins sa place progressivement au gré de l’opéra avec l’intervention d’Ulysse qui éveille le guerrier qui sommeille en Achille. L’opéra réinstalle progressivement une distinction de genre : Deidamia peut s'abandonner totalement à l’Amour mais Achille doit se montrer capable de sacrifier ses sentiments pour répondre l’appel du devoir et affronter son destin (il participera à la Guerre de Troie et seulement ensuite, il pourra se marier). Corselli renoue dès lors avec la morale de l’opéra baroque et la dualité entre le prince amant et le prince guerrier – le héros peut être les deux à la fois, mais ne peut sacrifier l’un au profit de l’autre. Progressivement, Achille redevient un archétype masculin face à l’archétype féminin de Deidamia. 

La dimension comique d’Achille in Sciro née des jeux de travestissements prend alors un tour tragique pour le spectateur qui connait le mythe : Achille ne reviendra pas de la Guerre de Troie. Le sacrifice de l’Amour au profit du Destin est total et irrémédiable.

La mise en abîme d’Achille in Sciro

La conclusion de l’œuvre est d’autant plus significative qu’elle fait écho à l’union de l'Infante d'Espagne et du Dauphin de France. L’opéra est donc commandé à Corselli pour célébrer l’annonce du mariage à venir et le compositeur fait référence à l’union royale dans la conclusion de son opéra. Sur scène, le roi Lycomède y salue la noblesse des futurs époux. Achille, adolescent protégé par sa mère Thétis qui l’envoie sur l’île de Scyros pour lui éviter la guerre, trouvera l’amour, un mariage et son statut d’homme grâce à Deidamia, le menant à l’âge adulte et vers son destin de héros. Et Lycomède promet le même avenir au couple royal, fait d'Amour et de Gloire.


(c) Javier del Real

Le compositeur semble néanmoins oublier le mythe et le destin tragique d’Achille (et son fragile talon). Hasard de l'Histoire, l’opéra se révèlera de mauvais augure. Seule l’Infante a assisté à la représentation madrilène d’Achille in Sciro et elle ne rejoindra le Dauphin qu’ensuite à Versailles (où fut créée Platée en 1745, la comédie lyrique de Rameau composée à l’occasion de la cérémonie du mariage lui-même), mais pour y mourir en juillet 1746 après avoir donné naissance à une fille. Louis de France n'oubliera manifestement jamais sa première épouse, même après s'être remarié. 

À la fois léger et tragi-comique avec ses jeux de travestissements, de malentendus et d’ambiguïtés, tout en augurant pourtant déjà les bases de l’opera seria, Achille in Sciro s’annonce comme une œuvre intrigante à la fois pour les amateurs d'art lyrique et d'histoire de la musique, et mérite sans doute d’être redécouverte. Le Teatro Real en propose une recréation moderne, dans une mise en scène de Mariame Clément, avec Ivor Bolton au pupitre. Et gageons que l’Achille in Sciro de Francesco Corselli pourrait connaitre ainsi une véritable résurrection : la production fera l’objet d’une captation vidéo et d’une diffusion en direct le 25 février 2023 à partir de 19h30 (heure de Paris) sur la plateforme Operavision – et y restera disponible en vidéo à la demande jusqu’au 25 août 2023.

Aurelien Pfeffer
15 février 2023

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