Une Alcina transfigurée par la musique au Palais Garnier

Xl_alcina-21-22---sebastien-mathe---onp--1--1600px © Sébastien Mathé

L’Alcina de Robert Carsen avait charmé notre confrère en 2014 à l’Opéra national de Paris. Pour sa reprise au Palais Garnier (par Christophe Gayral), nous avons peine à y valoriser avec conviction autre chose que les lumières de Jean Kalman. Éluder la magie de l’Orlando furioso derrière les portes closes d’un morne drame bourgeois sur lit Ikea fait vaguement hausser des épaules en 2021. Entre une vision archaïque de Morgana en femme de chambre nymphomane et vénale, Alcina et son armée de légumes humains, ou des enfilades de pièces peu usitées – les appartements qu’il était encore sans doute possible de s’acheter à Paris en 1999, date de création de la production –, le spectacle s’est clairement mal ridé. Mais comme l’œuvre est entrée au répertoire de la Grande boutique avec cette lecture, il est probable qu’elle nous soit resservie ultérieurement dans les mêmes habits pour nous faire profiter de cette musique enchanteresse, diablement bien servie en ce lendemain de Noël.

C’était précisément la première des deux prestations d'Iñaki Encina Oyónalumnus de l’Académie de l’Opéra national de Paris – à la direction musicale du Balthasar Neumann Ensemble, alternance qu’il avait déjà expérimentée avec Thomas Hengelbrock en début de saison pour la puissante Iphigénie en Tauride des années Mortier. Le chef confectionne une extraordinaire couverture sonore sur mesure, constituée d’un fourmillement de fils de soie phrasée. Il ouvre la possibilité de « toucher » la psychologie des personnages, devenue matière palpable accessible à notre oreille hypnotisée. Les volutes de cordes se structurent en maillons infinis de résonance millimétrée, les pleins pouvoirs sont donnés au moment avec une longueur d’avance sur les développements ultérieurs. Les grésillements et sifflements font partie de ce processus envoûtant, le flux se métamorphose continûment en matériaux captivants. Iñaki Encina Oyón garde toujours en ligne de mire de l’harmonie ultime, que l’orchestre s’infiltre dans la terre du souvenir, fuse en fous gargouillis ou s’articule en élixir versé goutte à goutte. Il ne partage pas un Haendel de frottements et de glissements, il s’impose sans heurts en brillant médiateur de sensibilité et en éloquent laboureur de perspectives musicales.

Jeanine De Bique, qui nous parlait récemment de ses débuts en Alcina, fait du rôle-titre un alliage luxueux de cuivre et d’or. Le timbre exprime une plénitude miraculeuse enfermée dans une carapace humaine. Nous y sentons la souffrance de la distance ou la peur de la perte de l’être aimé. Les bouleversants fondus de nuances dans les aigus ou les lignes volantes émergent de force intérieure, de justice incarnée. Son Alcina n’est pas une manipulatrice, mais une femme en miettes, qui se recroqueville dans l’ombre et montre un visage radieux sous les projecteurs. Elle se bat contre le roc de maléfices qu’elle a elle-même sculpté, et joue de sa silhouette longiligne dans un environnement dont elle prend possession de sa formidable présence. Gaëlle Arquez, en Ruggiero, est en tous points exceptionnelle. Elle ne se perd pas en effets ou en technicité, elle bâtit des cathédrales vocales à partir de la simplicité des pierres de taille. Elle chante comme une extension du bras de mer orchestral, fait se débattre l’amant dans une simplicité étourdissante, et parvient à coup sûr à l’état de l’émotion pure et universelle. Elsa Benoit n’est jamais à court de batterie et de vitalité. Grâce à elle, Morgana est en perpétuel émerveillement de la découverte et du coup de foudre. Chaque ornement sonne neuf, chaque attaque peint l’espace de jeu en aplats de couleurs extraverties, chaque note s’enhardit de texture nouvelle. Rupert Charlesworth, tornade scénique à l’impulsion irrésistible, se distingue lui aussi par une fidèle projection et une espièglerie fine. Si Roxana Constantinescu perd un peu de tempo dans ses tricotages, elle transmet tout le cœur qu’elle met à l’ouvrage sur l’ensemble de sa belle tessiture. Nicolas Courjal conjugue la multiplicité des caractères et la richesse de l’émission avec le précieux écrin vocal dont il nous a désormais rendus coutumiers. La distribution nous fait donc oublier l’âge de cette production, car le pouls d’Alcina est bien là, luxuriant.

Thibault Vicq
(Paris, 26 décembre 2021)

Alcina, de Georg Friedrich Haendel, à l’Opéra national de Paris (Palais Garnier) jusqu’au 30 décembre 2021

Crédit photo (c) Sébastien Mathé

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading