Un triomphe pour la version originale de Faust à l’Opéra-Comique

Xl_10_faust_dr_s.brion © Stefan Brion

À l’Opéra-Comique, Faust fait l’événement, mine de rien, avec Faust (après, début mai, l’Opéra de Lille, instigateur de la production). Ce n’est ni l’œuvre la plus inattendue du répertoire, ni le tandem artistique (Louis Langrée / Denis Podalydès, déjà ensemble dans Le Comte Ory en 2017 et la reprise de Fortunio en 2019) le plus inopiné de l’histoire de Favart, mais le spectacle est un flot ininterrompu d’étincelles scéniques sagaces et d’une musique servie sur un plateau d’argent. Une conjoncture du bonheur qui n’arrive pas si souvent.

Attention aux contrefaçons : on ne parle pas du Faust grand-opéra pour l'Opéra de Paris en 1869, mais de la version originelle créée au Théâtre-Lyrique dix ans plus tôt, avec dialogues parlés (donc un opéra-comique), reconstituée par Paul Prévost et le Palazzetto Bru Zane. On pourrait faire les comptes d’apothicaire sur ce qu’il y a (comme une cabalette de Faust après « Salut, demeure chaste et pure », que le créateur du rôle n’avait pas souhaité chanter) ou de ce qu’il n’y a pas (« Avant de quitter ces lieux », le ballet ou la Ronde du Veau d‘or) ; là n’est pas la question, car cette proposition doit se vivre à travers sa cohérence dramaturgique, en particulier dans la transmission lucide et prenante qu’en fait le metteur en scène Denis Podalydès, et qui dénote évidemment avec la version de concert qu’on avait entendue en 2018 au Théâtre des Champs-Élysées !

Ce qui frappe d’emblée, ce sont les lumières gothiques, en aspect « bougie », de Bertrand Couderc, où les ombres vivent davantage dans l’esprit des personnages qu’elles ne s’étalent sur les surfaces des décors métalliques et maniables d’Éric Ruf. Les préoccupations et croyances de l’individu prévalent sur son environnement (en costumes du Paris de Gounod, société industrielle et bordels à bloc). L’économie visuelle d’accessoires met en valeur leur apparition en suspension depuis les cintres, ou les gestes de deux comédiens, sbires de Méphistophélès. Une tournette figure la marche du monde, la propulsion, la vitesse des pas et des forces contraires, qu’elles viennent de Dieu ou du diable. En revanche, les émotions restent à hauteur de spontanéité humaine et d’infusion poétique. Car sélectionner l’action juste au bon moment consiste en fait à en décupler l’importance et la signification, d’autant que la matière théâtrale déclamée terrasse par sa vérité, en continuité du chant. L’habileté de Denis Podalydès à l’emboîtement de l’illustration et de l’interprétation (parfois ironique), du fait divers et de l’incursion fantastique, concourt à l’immense réussite de la soirée, en plus de sidérantes chorégraphies (Cécile Bon) jusqu’à l’épuisement, accentuant le sentiment d’une plongée dans l’abîme avec les moyens d’évocation infinis du langage théâtral. Chaque (arrière-)pensée se ressent, chaque mouvement s’inscrit dans une utilité plus large.

Faust - Opéra-Comique (2025) (c) Stefan Brion
Faust - Opéra-Comique (2025) (c) Stefan Brion

Avec une distribution qui se prend au jeu, tout va. C’est le cas ce soir, dans un panorama souverain de ce que le chant français offre de meilleur, jusqu’aux excellents numéros de la terre-à-terre Marie Lenormand (Marthe) et du goguenard Anas Seguin (Wagner). La rationalité et la fidélité fortifient l’impétueux Siebel de Juliette Mey, quand le sautillant Lionel Lhote fait déborder en envolées la force morale de Valentin. Le choix des nuances de Jérôme Boutillier commence dès le parlé, aussi fouillé que le chanté. Par un souffle long, son Méphistophélès répartit une idée unique de façon égale sur toute la taille de la phrase, avant de changer d’orientation à la phrase suivante. En découle un diable instable, clair sur le moment et inattendu dans ses bifurcations. S’il est terrifiant, c’est parce qu’il ne l’est pas distinctement, sous sa verve sérieuse et rigolarde, sans surjeu. Vannina Santoni facilite toujours l’élancement vocal d’une Marguerite perspicace, à l’ornement inné et à la pensée active. L’air des bijoux enchante par exemple par ses digressions délicates, mais la soprano compose tout le rôle d’échappées directes, comme des cadavres exquis unis par l’élégance de l’émission et de l’histoire à raconter par la musique. La douleur de Marguerite s’extériorise en la beauté d’un combat qu’elle sait perdu d’avance et pour lequel elle œuvre de tout son cœur, dans un portrait multidimensionnel. Julien Dran est clarté et densité, et bien plus encore. Les notes ne sont pas qu’une étape d’un cheminement mélodique ; elles servent aussi à asseoir une justesse de leur sculpture, de leur intention. Faust, homme de la pensée, vit ainsi tout de l’intérieur, même l’amour passager pour Marguerite qui le consume, et continûment dans la complétude du trait.

Si le Chœur de l’Opéra de Lille a la matière sonore entre deux chaises, tantôt pressante, tantôt traînante, il a le mérite de se parer de nombreuses couleurs. Du côté de l’Orchestre National de Lille, on ne pourra que regretter le léger manque de netteté chez les violons, pas toujours synchronisés dans leurs départs et leur exactitude, au sein des trésors harmoniques que les instrumentistes déploient ensemble – sublimes solos de cor, clarinette et basson. Louis Langrée donne à tous les pupitres leur instant implacable de gravité, et en extirpe une articulation distincte tout en les mélangeant de manière très homogène. Le chef lance un motif dans la fosse, pris en relais par les chanteurs, puis à nouveau par les instrumentistes. Rien ne se perd dans cette vive réaction chimique qui rejoint les frémissements, haut-le-corps et soupirs corporels induits par les protagonistes de Faust. Cette direction de thriller hollywoodien est comparable à une caméra omnisciente qui infiltrerait la moindre psyché. Elle insère des virgules, des italiques, des guillemets, un langage supplémentaire comme l’oralité transforme la grammaire théâtrale de l’écrit. Plutôt que d’agir sur le tempo, Louis Langrée a la main sur le temps, celui d’une action à l’effet papillon, celui d’un Faust de l’éternité, celui d’un pacte dont la magie ne s’estompe en aucun cas à la sortie.

Thibault Vicq
(Paris, 21 juin 2025)

Faust, de Charles Gounod, à l’Opéra-Comique (Paris 2e) jusqu’au 1er juillet 2025

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