© Annemie Augustijns
La valse des fermetures de maisons d’opéra européennes, pour travaux, a mille temps. L’heure aura sonné pour Gand, au moins pour cinq ans – l’Opéra d’Anvers, où les spectacles d’Opera Ballet Vlaanderen sont joués avant ou à la suite de Gand, restera ouvert, et de nouveaux lieux flamands partenaires (et l’Opéra de Lille) seront de la partie – au terme d’une nouvelle production de Don Giovanni, actuellement à l’affiche.
Le metteur en scène Tom Goossens, à qui le directeur artistique Jan Vandenhouwe avait fait appel en 2023 sur des Noces de Figaro, très réussies, remet le couvert sur le deuxième Mozart-Da Ponte. Son travail, une fois encore scénographiquement minimaliste, se lit par la linéarité du Destin. Une échelle depuis le dessous de scène jusqu’aux cintres (dont le Commandeur descend plusieurs fois durant la soirée) illustre la verticalité du passage vers l’au-delà, et un catwalk de jardin à cour (emprunté par tous les autres personnages) symbolise l’horizontalité de l’humanité, qui avance inexorablement selon les règles de la ligne musicale. Le Ciel et la Terre, ces droites perpendiculaires, ne peuvent se rencontrer que dans leur angle droit, trappe où passe l’échelle, et aussi bien lieu de la damnation finale de Don Giovanni que danger à la portée de tous, littéralement – un trou, enjambé, visible – et au sens figuré. Don Giovanni porte ainsi un parfum de mort que les autres ne peuvent ignorer. Et ce sillage d’apparitions humaines sur le catwalk, dont les protagonistes se détachent toujours physiquement et visuellement (costumes bien caractérisés) de la foule, conforte ou sinon entraîne la chute du rôle-titre. La parole des personnages est fondamentale pour Tom Goossens, dans les alliances (Donna Elvira-Donna Anna-Don Ottavio) ou dans l’écoute (Don Ottavio, qui se transforme en allié touchant de sa compagne violée en quête de vengeance). Le théâtre, alerte et attentif, fait le reste, à l’aide du bien disposé Koor Opera Ballet Vlaanderen, très sollicité dans le mouvement.
L’énergie de scène est décuplée par les déflagrations de la fosse. Plus dramma que giocoso, le geste de Francesco Corti obtient une fabuleuse adhérence mutuelle des instruments qui fait monter la moutarde au nez et la musique à la tête. Il cherche justement la zone d’inconfort de la musique, le combat de coqs de voix discordantes, sur ressorts et coussins. Après tout, Don Giovanni est un opéra sur le langage, sur la façon de sauver sa peau à la hâte. Le chef fait donc bourgeonner successivement des solos fugaces tels des moments de lumière argumentative sous la forme de fleurs qui auraient poussé trop vite. Cette fascinante précipitation se retrouve également dans un maillage orchestral aux allures détricotées et dissipées, sous la houlette d’une base omnipotente – point de vue de Don Giovanni – dont émergent des paroles discordantes rapidement mises sous silence. Les passages mâtinés d’espoir, comme dans la première moitié du II, sonnent peut-être moins conquérants que la traduction musicale de la tragédie et du cynisme, mais gardent une complète cohérence dramaturgique. Malgré des cordes à la justesse pas toujours très rigoureuses, le Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen sert assez largement cette vision, par une effervescence d’énergie et de jeu (avec peu ou pas de vibrato), et notamment grâce à une petite harmonie d’immense qualité, sans oublier un frénétique et galvanisant continuo (au pianoforte, clavecin, violoncelle et contrebasse).

Don Giovanni - Opera Ballet Vlaanderen (2025-2026) (c) Annemie Augustijns
Deux distributions défendront l’œuvre à Gand et à Anvers pendant encore plus d’un mois. Dans la première, Wolfgang Stefan Schwaiger ferait presque office de gendre idéal ou de héros naïf – imaginez un Tamino baryton – dans sa projection discrète et ses couleurs lumineuses de lieder. Ne vous y trompez pas : cette apparente superficialité de Don Giovanni cache une profondeur malsaine, « désensibilisée », de la phrase, qui sied parfaitement à la distance du personnage sur ce qui lui arrive. Il arrive d’autant plus à tenir cette posture que la musicalité, toujours égale, fait le reste. Si le Leporello de Michael Mofidian paraît plus charpenté, net et anguleux, c’est aussi pour montrer la spontanéité, le « moins de noblesse » que son maître. La hargne de marathon et le relief comique dont il fait preuve, associés à une rythmique imperturbable, se lisent en recherche de reconnaissance sociale constante dans une lutte des classes perdue d’avance.
Zerlina remarquable dans le Don Giovanni lillois en 2023, Marie Lys passe sans mal au gabarit vocal de Donna Anna, du roc insubmersible – sidérant « Or sai chi l'onore » – à l’exploratrice des sentiments déchirés en temps suspendu – bouleversant « Non mi dir, bell'idol mio » – jusqu’au soubresaut presque cognitif. Reinoud Van Mechelen interprète Don Ottavio dans un flux de théâtre intérieur, qui guide une grandeur sans ostentation et une conviction de l’intime, sur un chemin de chant d’une grande pureté. Si l’orientation manque parfois à Arianna Vendittelli, sa Donna Elvira réussit à chaque fois à se fondre instantanément dans le caractère de ses airs, à ne faire qu’une avec l’orchestre. Katharina Ruckgaber donne beaucoup d’épaisseur à Zerlina, d’abord en soulignant sa culpabilité et sa nostalgie, puis en s’imposant dans toute sa sensualité, en dépit de quelques aigus moins directifs en fin de soirée. Face à elle, il aurait fallu un Masetto plus tranchant que Justin Hopkins, assez engoncé dans un flou mélodique qui de surcroît le ralentit dans les passages où la précision devrait régner. L’ombre vocale du Commandeur, portée par Edwin Kaye, est à l’image de Don Giovanni : claire au premier abord, mais sous le pouvoir d’une étincelle de l’instant et d’un granit d’émission, qui permettent de se plonger encore davantage dans une production célébrant la densité au-delà de ce qu’elle fait mine de montrer en surface.
Thibault Vicq
(Gand, 14 décembre 2025)
Don Giovanni, de Wolfgang Amadeus Mozart, à l’Opéra Ballet de Flandre (Opera Ballet Vlaanderen) :
- à Gand jusqu’au 31 décembre 2025
- à Anvers du 8 au 20 janvier 2026
N.B. : deuxième distribution en alternance, avec Michael Arivony (Don Giovanni), Kateryna Kasper (Donna Anna), Alessia Panza (Donna Elvira), Emanuel Tomljenović (Don Ottavio), Samson Setu (Leporello) et Sawako Kayaki (Zerlina)
16 décembre 2025 | Imprimer
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