Don Giovanni dans la chair et dans le sang à l’Opéra de Lille

Xl_https___www.myra.fr_wp-content_uploads_2023_06_chiara-skerath-vladyslav-buialskyi-et-timothy-murray-_simon-gosselin-2-47-copie © Simon Gosselin

C’est parti pour la saison des 100 ans de l’Opéra de Lille ! Premier opéra proposé à la réouverture du Théâtre en 2004 (au début du mandat de Caroline Sonrier, après six années de travaux de rénovation), Don Giovanni ouvre également les festivités 23-24.

Nous retrouvons en fosse Le Concert d’Astrée et sa fondatrice Emmanuelle Haïm, en résidence ici-même également depuis lors. La première impression à leur écoute est celle d’un contrepoint combattif en couches rythmiques, sous l’effet d’une direction anatomique qui érige le détail au centre de l’attention, tout de suite maintenant. Sous l’action de l’ensemble historiquement informé, l’œuvre se comprend comme une élégante rose empoisonnée, comme un vigoureux oursin cerné d’accents, comme imprégné d’un sixième sens intuitif, non pas seulement par la certitude de la tragédie à venir, mais aussi par la chronologie implacable des événements. Le point de vue en temps réel irrigue la moindre ligne grâce à un travail phénoménal sur les longueurs de son, de souffle ou d’archet. Penser la verticalité et le volume de la musique par l’ajout simultané de ses horizontalités n’est pas la moindre des qualités d’Emmanuelle Haïm, aidée d’un orchestre aux aguets, percussif dans ses basses, splendide de résonance relative à chaque pupitre. La cheffe sait mettre en valeur au présent chacun des personnages, à l’image d’une juge donnant successivement la parole à toutes les personnes à la barre. Si le dramma giocoso n’a certes rien d’un tribunal, il ne peut s’empêcher d’explorer les facettes complexes de personnages en recherche d’eux-mêmes, ce que les instrumentistes rendent particulièrement ardent dans la polysémie de leurs matières et les signaux incessants qui les caractérisent et les valorisent à un temps t.


Don Giovanni, Opéra de Lille 2023 (c) Simon Gosselin

La mise en scène de Guy Cassiers convoque plutôt des matériaux. L’alimentaire, présent dans Don Giovanni à travers les deux banquets, symbolise selon lui « le capitalisme, sa production et sa consommation sans retenue », ainsi que le « passage du temps ». Le spectacle s’avère bien plus intéressant que ces notes d’intention passe-partout, du moins dans sa deuxième partie. La nourriture en outil de pouvoir, de domination et d’exploitation, se concrétise par le sang, tel un élixir de jouvence ou de transgression, en opposition à la propreté de ceux qui n’ont encore rien vécu ou rien souffert, ou de ceux qui enlèvent leur tablier après avoir découpé des carcasses de viande, à l’instar de Zerlina et Masetto, officiant dans un abattoir. Qui reçoit le sang s’en badigeonne le corps à l’envi, qui le prépare fait attention à ne pas trop s’y frotter, ou bien se donne l’illusion d’en user pour se croire un peu plus haut dans l’échelle sociale. De l’autre côté existe un monde de projections mystérieuses dans la pénombre et de mouvements de portes, en premier lieu l'étage des aristos au-dessus de la salle de viande crue dans le I, offrant un emballage esthétisant mais assez vide de sens, en raison de deux niveaux scénographiques maladroitement usités, et d’un traitement assez statique. Ces créations vidéo deviennent le monde collectif de tous les personnages au II, dans des variations errantes et poétiques qui apportent une force assumée aux personnages, cette fois-ci finement dirigés (notamment Donna Anna, dont nous saisissons le dilemme entre la passion et le rang). Sous l’influence de Don Giovanni, les figures de l’opéra portent petit à petit une part des responsabilités criminelles du « grand seigneur méchant homme » en accueillant sur leur peau des coulées d’hémoglobine, en se masquant de bouts de peau en décomposition (les masques), et enfin en foulant les amas gore (que n’auraient pas reniés certains serial killers) du dernier dîner du séducteur avant la case enfer…


Don Giovanni, Opéra de Lille 2023 (c) Simon Gosselin

Pour ces personnages marqués au fer rouge sang (et plusieurs prises de rôle), l’excellente distribution se lit comme dans un livre ouvert. Timothy Murray est de ces Don Giovanni qui n’ont pas besoin de trop en faire pour montrer qu’ils sont les patrons. L’émission se veut butineuse et douce, presque troublante tant elle fait mine de s’effacer, mais il faut chercher du côté de l’ivresse anesthésiante du plaisir (vécue par le rôle) pour comprendre la mesure de l’interpréttaion. L’Ukrainien Vladyslav Buialskyi campe lui un Leporello grisé de procédure et d’efficacité opérationnelle. D’une voix briochée, il suit constamment un fil directeur (d’une incroyable beauté) de baratineur, à l’argumentaire mené jusqu’aux somptueux écrins de fins de phrases. Emőke Baráth sait donner corps et voix à Donna Anna dans l’urgence déterminée, dans la fluidité, dans la dignité la plus complète, sans rancœur, le cœur palpitant. Au deuxième acte, son « In quali eccessi » étincelle d’arrachées organiques et de pré-belcanto ravageur. Avec Don Ottavio, Eric Ferring continue sa percée mozartienne après son Tamino strasbourgois fin 2022 : il pratique le sortilège de la continuité et du soutien en idée fixe pour accompagner brillamment la rigidité mentale du personnage. La respiration lui fait « manipuler » le chant, accélérer le pouls musical en haletant les états de tension du fiancé et en élargissant ce qui s’apparente aux plans du stratège, tout en assortissant d’expressivité et de style sa sincérité totale. Si les aigus de Chiara Skerath paraissent chétifs, c’est justement pour que la peau insécure de Donna Elvira fasse corps avec la sienne, car la musicalité et la projection sont de mise à chaque étape du parcours. Marie Lys interprète une Zerlina teigneuse et indépendante, à mille lieues de la paysanne naïve à laquelle elles est parfois réduite. Elle règne sur une phrase rondement menée, s’attardant sur chaque note avec un vibrato haletant. Plus droit (et moins riche) se révèlera le Masetto de Sergio Villegas Galvain, plus égal (et donc sans doute moins menaçant) se sculptera le Commandeur de James Platt, aux côtés d’un efficace Chœur de l’Opéra de Lille.

Ce Don Giovanni des 100 ans, au goût de sang, à la texture du plastique froid et mou, à la senteur de limier, au visuel d’hémoglobine, aux délicieuses effusions auditives, mettent donc nos sens en émoi dans ce premier rendez-vous de saison réussi.

Thibault Vicq
(Lille, 6 octobre 2023)

Don Giovanni, de Wolfgang Amadeus Mozart, à l’Opéra de Lille jusqu’au 16 octobre 2023
Diffusion en direct sur France Musique le 7 octobre 2023

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