Un Amour des trois oranges entraînant à l’Opéra national de Lorraine

Xl_l_amour_des_trois_oranges_simon_gosselin__12_ © Simon Gosselin

Après sa gentille Flûte enchantée de décembre 2021, Anna Bernreitner est de retour à l’Opéra national de Lorraine pour un autre conte, plus mordant (prévu initialement en 2020) : L’Amour des trois oranges de Prokofiev, dont on a peu l’habitude sur les scènes lyriques. Il donne un flux d’inspiration à la metteuse en scène, qui y insuffle une dose de macabre et d’esthétique queer, emplie d’un épanouissement magnifié en fosse par la cheffe Marie Jacquot.

L’Amour des trois Oranges © Simon Gosselin

Un prince est atteint d’un mal étrange qui l’assaille de tristesse. Le Roi de Trèfle et son conseiller tentent leur chance auprès du bouffon Truffaldino pour susciter le rire chez le Prince. La situation de crise est idoine pour un complot au trône entre le premier ministre Léandre et la Princesse Clarisse, soutenus par la sorcière Fata Morgana. Cette dernière, qui déclenche malgré elle l’hilarité du Prince, lui lance une malédiction, qu’il ne pourra briser qu’en trouvant l’amour auprès de trois oranges. Accompagné de Truffaldino, le Prince croisera sur sa route un mage bienfaiteur et une maléfique cuisinière. Les oranges se transforment en femmes, la troisième épouse le Prince.

Prokofiev est aux États-Unis pendant la gestation de l’œuvre. Il a fui la Russie au moment de la Révolution de 1917, et n’est pas encore arrivé aux années 30, où la danse du ventre propagandiste des autorités soviétiques le fera revenir au bercail. Il écrit L’Amour des trois oranges sur le conseil du dramaturge russe Meyerhold, d’après une pièce (1761) de Carlo Gozzi, et dirige la création à Chicago en 1921 sur un livret en français. La prosodie envisage un même rapport géométrique à celle du compositeur (dont elle est traduite), dans les longueurs et les incisions. La langue coule et saute comme dans un discours parlé. L’orchestration mirifique est sur la même longueur d’ondes que le texte : imprévisible, tapie puis bondissante, en roulade puis en salto. On y retrouve la saveur du pastiche, mais l’ironie droit au but diffuse un rythme singulier qui résonne dans les lignes vocales.    

Si Marie Jacquot est si prompte à révéler cette partition, c’est en s’attardant davantage sur la matière première orchestrale que sur le sourire narquois qui émane des notes. Elle dirige en multipliant les appuis, en intervertissant les alliés. Émerge un monde de merveilles sonores avec un sens de la lumière partagée. Sa direction est du dessin industriel qui se fabrique instantanément prototype : elle trace des contours aux interventions instrumentales, met en évidence les rouages, actionne les poulies, mais la machinerie n’est justement pas machinale car elle trouve sa propre conscience à travers des tempos toujours justes, en astucieuse métamorphose. À l’oreille, l’ahurissant niveau de précision atteint le contact des anches et de la main gauche sur la corde. Marie Jacquot ne propose pas uniquement son interprétation continue de l’œuvre, elle déballe également tous les paquets cadeaux que Prokofiev a laissés. L’auditeur est libre de s’attarder aussi bien sur le fil narratif qu’aux détails de personnage, l’évidence facile est abolie. Les martèlements sont dénués de violence et les fusions interdisent la confusion, l’élargissement des plans sonores s’opère dans les proportions adéquates et sortent du décor. Une moissonneuse-batteuse de qualité premium, un mélange d’IMAX et de 4DX, en quelque sorte. Ce spectacle confirme – suite à Until the Lions à l’Opéra national du Rhin – qu’on a affaire à une grande ! L’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine est tout à fait honorable, même s’il ne donne pas autant dans le grandiose que l’énergie et l’intelligence qu’il reçoit.

L’Amour des trois Oranges © Simon Gosselin

L’immersion dans un monde inconnu interroge en outre Anna Bernreitner, qui opte pour la juxtaposition de deux univers : d’un côté, celui du chœur en tenue de travaux – l’opéra le traite comme un chœur antique, commentant l’action –, surélevé par rapport à la scène ; de l’autre, celui des personnages du conte, dont la survie et le destin dépendent des manipulations des régisseurs au-dessus d’eux. Des caisses se promènent pour fournir les composants et accessoires de l’intrigue, tandis que les protagonistes semblent être maîtres du cours des événements dans une ossature de château en carton-pâte. Les caisses sont leur réalité, leur seul moyen de faire évoluer l’action. Ils dépendent des « opérateurs », mais vivent dans un environnement gender fluid (costumes pittoresques de Hannah Oellinger et Manfred Rainer) où l’expression grâce au théâtre semble bien plus avancée que ce monde « de travaux » en habits uniformes, en collectifs étiquetés (les Ridicules, les Comiques), uniquement dédié au récit. Qui est donc le plus libre ? Anna Bernreitner explore avec brio un mythe de la caverne en miroir, précis dans sa direction d’acteurs, loufoque dans ses emprunts aux drag shows, et tenu jusqu’au bout sans temps mort.

Les chanteurs croient tous à leur potentiel scénique, et ils ont raison ! Matthieu Lécroart remplace dans une superbe et majestueuse netteté (très Poulenc) la voix de Dion Mazerolle en Roi Trèfle, en bord de fosse, tandis qu’une assistante à la mise en scène incarne le rôle dans le costume. Le Prince de Pierre Derhet a un souffle ouvert et constant qui jalonne le rire en nuages de mousseline. Il possède l’art de la tenue, mais un peu moins de l’orientation, et c’est paradoxalement avec une certaine dureté qu’il approche les longues phrases, alors qu’il consolide tous ses temps. Léo Vermot-Desroches (Truffaldino) a plus de mal à marier le mouvement exigeant et la précision du chant en raison d’une projection assez uniforme et un peu trop lumineuse, malgré un indéniable enthousiasme. Tomislav Lavoie offre un flux onctueux et une précieuse étoffe chantante, Lyne Fortin traverse et transperce gaiement. Anas Séguin campe un Léandre du plus bel effet, sournois et concetré sur l’introspection du son, en compagnie des floraisons moirées et capiteuses de Lucie Roche (Clarice). Patrick Bolleire délivre un numéro de drôlerie complète en Cuisinière, qu’un timbre de diamant éblouit d’éclats amoureux. Aimery Lefèvre, Margo Arsane, Benjamin Colin et Ill Ju Lee allongent la liste des maillons forts de la soirée, et le Chœur de l’Opéra national de Lorraine restitue très efficacement les ponctuations de la musique, qui plus est dans une excellente articulation. L’esprit sale gosse est à tous les étages !

Thibault Vicq
(Nancy, 16 novembre 2022)

L’Amour des trois oranges, de Sergueï Prokofiev, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) jusqu’au 22 novembre 2022

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading