Tannhäuser au Grand Théâtre de Genève, voyage de gestes et de couleurs

Xl_2026a010_tannhauser_pg_20250917_gtg-carole_parodi_hd-5821 © GTG - Carole Parodi

Remplacer Wagner, quelle idée ! Remplacer ses serviteurs, cela arrive. La Monnaie a dû le faire en février dernier pour son Crépuscule des dieux initialement dévolu à Romeo Castellucci (et finalement transféré à Pierre Audi). Au Grand Théâtre de Genève, c’est Tatjana Gürbaca qui a dû se retirer de la nouvelle production de Tannhäuser il y a quelques mois. Michael Thalheimer, déjà à la manœuvre ici-même de Parsifal en 2023 et de Tristan et Isolde en début de saison dernière, a été choisi comme l’homme de la situation, pour proposer sa vision dans des décors déjà construits.

L’intérieur de tubes tournant et les échafaudages ainsi à disposition permettent au metteur en scène allemand de dérouler son savoir-faire de narration par les gestes et le langage, dans des espaces expressifs, et de splendides lumières (Stefan Bolliger). S’affiche alors l’instabilité un peu capricieuse de Tannhäuser, prêt à passer d’un monde à l’autre lorsqu’il sent avoir fait le tour de sa situation présente (d’où la présence constante du tunnel entre la Venusberg et la Wartburg, prêt à l’usage, en fonction des pulsions). Michael Thalheimer crée des signes distinctifs entre les deux mondes antagonistes, par une dialectique du toucher et une narration visuelle. Sa Venusberg aux espaces restreints et resserrés attise attente et passivité, dans la lenteur et la sensualité des corps, alors que sa Wartburg à la configuration théâtrale appelle l’action et la mise en spectacle, voire le sensationnalisme. Au milieu, Tannhäuser navigue entre ces conceptions, et apprivoise le vide dans les volumes et par la matière qui le badigeonne (et sèche sur la peau et le textile). Tout cela peut sembler très conceptuel, mais les détails minimalistes qu’il égrène se laissent cueillir pour comprendre le destin du personnage. En revanche, un troisième acte laissé à l’abandon l’empêche de conclure de façon convaincante sa lecture émouvante et énigmatique qui nous aura pourtant transportés auparavant durant plus de deux heures trente.

Tannhäuser - Grand Théâtre de Genève (2025) (c) GTG - Carole Parodi
Tannhäuser - Grand Théâtre de Genève (2025) (c) GTG - Carole Parodi

Hormis une justesse parfois du « presque » de la part des hautbois et des flûtes, l’Orchestre de la Suisse Romande vibre en communion dans un intermédiaire entre la terre et les cieux. Ce que les instrumentistes émettent et partagent ensemble relève de la magie féerique et de la virtuosité discrète, à la fois dans le temps et hors de la pulsation, par des pupitres fédérés en un vrai son d’ensemble – les violoncelles, ne changez rien ! – et des solistes en état de grâce.

La baguette de Mark Elder aspire dans un voyage entre temps et espace, noyé dans l’illusion du réel. Le chef n‘exhibe pas les muscles de la fosse, n’enferme pas dans un environnement sonore donné. Aquatique et aérée, sa direction ne tasse ni ne soulève trop la matière, afin que les chanteurs puissent s’y réfugier, libres et confiants. Qu’il s’agisse du staccato pas trop pointé ou du legato pas trop lyrique, la subtilité est à tous les niveaux. Tout sonne si net, et pourtant si vaporeux. Cette tectonique veloutée évite un Wagner en force, et conforte l’ambivalence de la Venusberg et de la Wartburg, faisant des très rares passages monumentaux un événement musical majeur. La légende de Tannhäuser constate une peinture sonore idoine, que le Chœur du Grand Théâtre de Genève (sous l’impulsion de Mark Biggins) sublime encore davantage.

Tannhäuser - Grand Théâtre de Genève (2025) (c) GTG - Carole Parodi
Tannhäuser - Grand Théâtre de Genève (2025) (c) GTG - Carole Parodi

Le spectacle voit par ailleurs le triomphe des seconds rôles. Venus (Victoria Karkacheva) scintille de séduction de poigne et d‘emprise miellée, forte d’un souffle à toute épreuve ; Elisabeth (Jennifer Davis) transcende sa ligne adhésive par la constitution d’une grammaire vocale bouleversante basée sur la perte de repères, elle qui a été mise au ban de la société. Le Wolfram de Stéphane Degout est marqué de quintessence romantique, imbriquant simplicité et noblesse dans le cocktail entre texte et phrase, entre affect et engagement. Une facette musicale en appelle une autre, c’est un phare dont la flamme magnétique ne disparaît jamais. Aux côtés de Franz-Josef Selig, qui soigne autant les traits que les contours, on savoure le tranchant de Mark Kurmanbayev et l’élégance de Julien Henric, sans oublier l’intervention enchanteresse de Charlotte Bozzi.

Daniel Johansson, auréolé de succès pour ses débuts en Tannhäuser il y a trois ans à Essen, adapte la teneur du rôle selon le décor. L’acte de Venus lui fait dévoiler une émission brillante, saine et sûre d’elle, non sans quelques faiblesses qui trahissent précisément sa soumission à Venus. Dès la fin du I, il retrouve un élixir de vie dans sa projection, et reprend goût au désir véritable, en tentant de s’extirper de son instrument, en essayant un maximum de nuances et d‘articulations. Le désespoir se reconnaît par la beauté du timbre, avant que la dernière partie n’expose des flux plus crayeux, qui ne le font pas vraiment trouver la synthèse des deux actes précédents… à moins que la mise en scène moins travaillée ne l’ait mis à l’épreuve. Tannhäuser n’est plus exactement le même, mais aura voyagé lui aussi dans une galaxie de couleurs vocales.

Thibault Vicq
(Genève, 21 septembre 2025)

Tannhäuser, de Richard Wagner, au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 28 septembre 2025
N.B. : Samuel Sakker interprète le rôle de Tannhäuser les 23 et 28 septembre

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