Streaming : Moïse et Aaron à la Komische Oper par Barrie Kosky, ou les temps du temps

Xl_mo_se_et_aaron_komische_oper_2 © Komische Oper

En programmant Moïse et Aaron de Schönberg, en avril 2015 pour les 70 ans de la libération d’Auschwitz, la Komische Oper Berlin envoyait un signal politique fort et partageait un courageux appétit artistique. L’Intendant Barrie Kosky s’est risqué à mettre en scène le chef-d’œuvre dodécaphonique plutôt que de livrer sa vision d’une œuvre représentée dans un camp de la mort (comme l’avait fait Célie Pauthe avec plus ou moins de succès pour sa Chauve-Souris à Bobigny en 2019), de « nazifier » le livret d’un opéra dont ce n’est pas particulièrement le thème, ou d’illustrer une œuvre qui fait référence à un lieu concentrationnaire (De la maison des morts de Janáček, Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, ou encore La Passagère de Weinberg). À partir de ce récit biblique fondateur du judaïsme, il offre un éclairage édifiant sur le destin d’un peuple et l’influence des idées.

Schönberg commence la partition et le livret de Moïse et Aaron en 1930 à Berlin, ville qu’il est contraint de quitter trois ans plus tard en raison de ses racines juives. Lui qui s’était converti au protestantisme en 1898 par souci d’ « assimilation », commence pourtant dès les années 1920 à repenser son propre rapport au judaïsme, et se réapproprie sa religion originelle lors de son exil temporaire à Paris en 1933. Sa main mystique n’achèvera que les deux premiers actes. Moïse reçoit la parole divine, Aaron la traduit de ses mots partageurs. Moses und Aron est une réflexion sur la foi, dans son langage et son relais ; Barrie Kosky s’attarde sur les mécanismes de réception et de transmission, à l’origine de l’Histoire.

Pour une communication effective, il faut les charmes d’un messager : c’est Aaron, prestidigitateur à baguette magique sous les « oh » de son public (le peuple). Aussi talentueux soit l’orateur, le contenu du message doit avoir une valeur intrinsèque : c’est la mission de Moïse, lui aussi magicien dans un moindre contrôle, d’en être le garant. Se pose alors la question de la temporalité. Le metteur en scène y répond à l’infini, en projetant au début de chaque acte un échange d’En attendant Godot, de Beckett : la parole de Dieu mettra longtemps avant d’être faite. Pendant ce temps, l'adoration du veau d’or (idole interdite) prend les traits d’une danseuse de revue. Pendant que Moïse se grave au fer rouge les tables de la Loi sur le torse et le dos, la société du spectacle a repris ses droits. Le divertissement prend naissance comme une illusion, depuis une boîte à images maniée par Sigmund Freud (fondateur de la psychanalyse) et Theodor Herzl (un des premiers à porter le projet d’un État juif autonome). Ces deux figures ont à la fin du XIXe siècle authentifié la culture juive en lui délimitant un périmètre, psychique pour l’un et géographique pour l’autre. Un monde intérieur (un positionnement) et des terres extérieures (une segmentation), voilà ce que requiert un message pour être le mieux entendu. L’absence de réponse divine a-t-il détourné des vrais chemins ? Pendant la danse du veau d’or, les membres du chœur brandissent tous une poupée juive sans yeux à taille d’enfant, qu’ils jetteront ensuite à terre en un glaçant amas inerte (qui ne peut que rappeler les fosses d’Auschwitz), pour finalement les dépouiller de leurs entrailles de mousse. Quand le chœur a quitté la scène, la danseuse de revue a les traits d’une personne âgée, immobile, qui ouvre la bouche en un cri déchirant, mais silencieux, en un constat trop tardif. Pour elle, le temps s’est arrêté. Grâce à ces parallèles, Barrie Kosky traite du dramatique tournant du XXe siècle sous le prisme de l’identité juive et de la manipulation des masses par les autorités, quelles qu’elles soient.

L’horloge historique, l’espace et les personnes constituent les rouages d’une lecture audacieuse, déroutante, essentielle, virtuose, dépendante des mouvements d’un Chœur de la Komische Oper qui s’est préparé pendant un an et demi avec David Cavelius. On ne peut même plus parler de travail extrêmement bien fait, mais d’accomplissement total, tant la performance est vocale, physique, théâtrale et chorégraphique. Le Chœur figure collectivement des émotions et des valeurs absolues, c’est la pierre angulaire de la sombre réalité concrète. Il évacue l’expressivité par la voix, les bras, les jambes et le visage dans une matière première de groupe ensorcelante.

Le Moïse peu enclin aux rapports humains de Robert Hayward présente un parlé-chanté (sprechgesang) du meilleur cru. Damné par son fardeau existentiel et sa sagesse muette, il arpente trop tôt ou trop tard les vastes plaines théologiques. John Daszak rend plausible un Aaron bonimenteur par une projection confiante. Il n’arrive pas toujours à viser juste ou à tenir ses notes, mais c’est justement la caractéristique du personnage dessiné par Barrie Kosky de ne pas tenir toutes ses promesses ! Le reste de la distribution s’acquitte fort bien des autres rôles fugaces dans cette fourmilière de personnages. Vladimir Jurowski manie l’Orchestre de la Komische Oper comme un couteau suisse rétractable et modulable, fort d’attaques franches. Le son commence d’un côté et finit de l’autre, omniscient et absent à la fois, tel le carnet d’indices disséminés par l’entité divine. L’écriture de rupture de Schönberg gazéifie la matière musicale pour porter invisiblement les âmes. La baguette du chef la disperse à chaque spectateur par-delà la fosse, et donne à contempler une partie du monde en l’espace d’un instant.

Thibault Vicq
(operavision.eu, juillet 2020)

Moïse et Aaron, d’Arnold Schönberg, en streaming jusqu’au 11 septembre 2020 sur OperaVision

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