Stéphanie d'Oustrac, sidérante Cléopâtre à la Philharmonie de Paris

Xl_dscf9633 © Thibault Vicq

Pour son deuxième concert de la saison, l’Orchestre de Paris a concocté un programme éclectique autour des passions. D’un sujet vaste se dégage une construction en quatre temps, de la vie à la mort. Cette soirée permet surtout à Jakub Hrůša d’effectuer des débuts triomphants avec l’ensemble de Daniel Harding.

The Unanswered Question, de Charles Ives, aura nécessité quelques décennies de gestation entre sa première composition au début du vingtième siècle et la création de sa version définitive en 1946. La métaphysique de son contenu se manifeste par le biais d’une spatialisation peu commune. Les cordes en sourdine, cachées en coulisses, sculptent un feu subliminal niché sous terre. Face au chef, quatre flûtes représentent aussi bien des salves chevaleresques qu’un cours d’eau mouvementé. Au balcon, une trompette incarne l’élément aérien qui manquait à l’expression du divin, dans un motif répété de cinq notes. Les effets sont ménagés, le matériau musical se mue à l’organique.

Dans Taras Bulba, de Janáček, la baguette de Jakub Hrůša crée un maillage poreux pour illustrer la digne majesté d’Andrei, premier fils que le leader cosaque du titre tue de ses mains. Comme avec une encre invisible qui ne se révèle qu’à l’embrasement, il donne la parole à un subtil enchaînement atmosphérique, ennobli par les solos de cor anglais et de violon. La mort d’Ostap, second fils de Taras Bulba, se caractérise par une brutalité soyeuse au fond du temps et l’envergure du phrasé. Pour la partie finale, Hrůša cherche la précision structurelle, qui saura faire parler la musique d’elle-même, sans pour autant séparer les composantes de l’œuvre. Le son aromatique et bouillonnant des débuts s’élève en vue aérienne avec l’orgue. Frissons.

La remarquable inspiration du chef se retrouve au sein des morceaux concertants. Les couleurs instrumentales abondent en moments vertigineux, qu’ils soient animés ou funestes. L’Orchestre de Paris excelle dans le dialogue entre pupitres, en un seul et même son d’ensemble, où les cordes, l’harmonie et les percussions s’appuient les unes sur les autres pour les changements de notes, le relais des nuances et la densité du timbre. Il n’y a rien à redire sur cet exceptionnel résident de la Philharmonie, tant la perfection de l’exécution et du métier relèvent de l’évidence.

Armé de cet allié ultra-fiable, Renaud Capuçon peut se jeter dans la gueule du loup du Concerto pour violon n°2 de Bartók. Si la technique est largement maîtrisée, les chants portent parfois une certaine dureté, notamment dans l’Allegro ma non troppo. Les longueurs d’archet idéales lui donnent suffisamment de largesse et de fermeté pour faire entendre chaque note et chaque effet. Le violoniste arrondit son jeu dans l’Andante tranquillo, et le transforme savoureusement de façon plus grimaçante. Il s’intègre ainsi à l’orchestre, dépassant dans une superbe asphyxie les frontières soli-tutti de l’exercice. Dans le dernier mouvement, on peut regretter une rythmique un peu sage de sa part, alors que le son atteint de belles trouvailles burlesques.

Pour sa troisième tentative manquée au Prix de Rome, en 1829, Hector Berlioz compose une Mort de Cléopâtre novatrice, à l’orchestration déjà surprenante. Stéphanie d’Oustrac porte la toge de la reine d’Egypte et concentre dans son regard intense la colère et le désarroi, alors que le reste de son corps est figé. Fait à rappeler : elle vient d’être mordue par un serpent venimeux qui lui a été apporté dans un plateau de figues. Tandis que le poison se déverse dans son organisme, l’ancienne maîtresse de César et d’Adrien fait le point, en trois récitatifs, deux airs et une méditation. La mezzo montre la souffrance, les regrets et la fierté, au même titre que la limite ambigüe entre les portes de la mort et ses questions tourmentées. Elle interprète un oxymore chantant : une femme de pouvoir aux charmes intacts et en décomposition physiologique. La mezzo écosse les sons et leur laisse une enveloppe de nacre, son vibrato épouse exactement les coutures instrumentales. La projection est facile, la seule bataille que Stéphanie d’Oustrac mène est celle pour l’honneur de Cléopâtre. Le souffle des derniers mots susurrés complète la réflexion sur la mort – « quelle voix pour la mort ? » – déjà entamée par les nuances variées et le chant brillant des complaintes initiales. En peu de mots, en peu de traits, elle esquisse un portrait psychologique intense dans un effeuillage pudique des émotions. La femme de pouvoir s’érode, la femme et le pouvoir disparaissent en même temps, sous les croches des contrebasses. Les passions ne se satisfont pas des compromis.

Thibault Vicq

(Paris, le 19 septembre 2018)

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