Œdipe œil pour oreille au Festival Enescu de Bucarest

Xl_20250915_03_opera_nationala_-_orchestra_operei_nationale_bucuresti_andrei_gindac_53622 © Andrei Gindac

La 27e édition du Festival International George Enescu marque les 70 ans de la mort du compositeur roumain, et à cette occasion, presque la moitié des concerts au programme incluent au moins une de ses œuvres symphoniques ou chambristes. Au lendemain d’une version de concert de Lady Macbeth de Mzensk à la Salle du Palais, l’Opéra national de Bucarest ouvre ses portes pour la version originale en français de l’unique et rare ouvrage lyrique d’Enescu, Œdipe, dans une production étrennée in loco en 2023. L’écosystème couteau-suisse – mise en scène, décors, costumes, lumières, chorégraphies – de Stefano Poda va de soi sur un opus si symbolique, où l’action doit se vivre dans sa temporalité longue. L’artiste italien y montre son savoir-faire caractéristique, entre trois murs couverts d’un motif œil en bas-relief. Il se passe toujours quelque chose sur le plateau couvert de sable – créant ainsi une « percussion » caressante par les pieds qui le foulent –, dans un mouvement lent et perpétuel de rituel qui se déroule pendant et pour l’intrigue, dans un monde où les particules qui s’agrègent et se dispersent sont remplacés par des corps affublés d’un cache-sexe. La narration par l’image en mouvement sert une idée de durabilité et de linéarité ; elle aide surtout à s’accrocher à une idée esthétique très unitaire à la plastique bluffante, même si l’inspiration de Stefano Poda ne tient pas toujours continûment dans ces blocs dramaturgiques exigeants. Demeurent de grandes idées, à l’instar d’un cortège final qui suit Œdipe sur le sol tournant, de la Sphinge dans une cage animée de suivants peu farouches, ou du déchirement d’une paroi en papier sous un éclairage rosé pour figurer l’aveuglement volontaire du personnage sous la forme d’une (re)naissance, de la mise au monde d’un mythe. Il témoigne ainsi d’un regard moteur plutôt qu’il n’impose un point de vue tranché.

Œdipe - Festival International George Enescu (2025) (c) Andrei Gindac
Œdipe - Festival International George Enescu (2025) (c) Andrei Gindac

Cela est d’autant plus central que la distribution vocale ne manie pas la diction française de façon optimale. On profite en revanche du beau chant fédérateur, à la montée croissante, au timbre d’autorité, d’Alexei Botnarciuc, de la ligne de Paul Curievici, hors du temps et de l’espace, de la prestance élastique et de la précision d’Adrian Sâmpetrean, de l’émission facile et extensible d’Andrei Lazăr, de l’élégante intelligibilité du noyau de son de Leonard Bernad. Chez les femmes, si la Sphinge de Ramona Zaharia équilibre le bien et le mal dans une phrase mystique au mystère savamment dosé, et si Kaarin Cecilia Phelps recueille tous les suffrages pour sa densité droit au but, Jocaste (Ruxandra Donose) s’attache malheureusement davantage aux notes qu’à la conduite mélodique. Ionuţ Pascu possède la voix et la projection idoines pour Œdipe, mais fait preuve de trop d’emphase sur ce qu’il y a entre les notes plutôt que sur la qualité des notes en elles-mêmes. La cohérence de la phrase s’en trouve quelque peu affectée, de même que chaque état émotionnel instantané. Le Chœur de l’Opéra (Corul Operei Naţionale Bucureşti) réussit de splendides nuances et des matières collectives solides (en particulier à l’acte III), malgré quelques retards et des voix qui sortent parfois un peu du rang.

Œdipe - Festival International George Enescu (2025) (c) Andrei Gindac
Œdipe - Festival International George Enescu (2025) (c) Andrei Gindac

La direction de Tiberiu Soare se distingue par sa gestion des textures au sein de l’orchestration raffinée d’Enescu, rendant celle-ci d’une évidence absolue. Elle fait d’Œdipe un florilège de sculptures sonores évolutives – non pas comme un catalogue, mais comme une écriture en prose – en changeant à tout moment le curseur des instruments « importants », sans sacrifier en homogénéité globale. Le chef explore les trésors de la partition, qu’il enchaîne dans une émulsion entre deux mondes, qui n’est adepte ni de temps forts (bien que la masse instrumentale couvre par moments les voix) ni d’un rythme effréné, et où ne compte que l’effet organique. L’Orchestre de l’Opéra (Orchestra Operei Naţionale Bucureşti) le soutient dans cette entreprise avec beaucoup d’affect et d’intentionnalité musicaux, notamment dans ses attaques sfumato et ses tenues picturales, dans lesquels on perçoit toutefois des graves et des suraigus peu rigoureux chez les cordes, ou un accord relatif perfectible dans la petite harmonie.

Le plateau semble bouger spontanément, instinctivement ; la musique aussi. L’œil a vu, entendu et ressenti à parts égales.

Thibault Vicq
(Bucarest, 15 septembre 2025)

Le Festival International George Enescu se tient à Bucarest (Roumanie) jusqu’au 21 septembre 2025

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