Lady Macbeth de Mzenskà l’épreuve du réel au Festival Enescu de Bucarest

Xl_dscf2449 © Thibault Vicq

Lady Macbeth de Mzensk serait somme toute l’histoire « banale » d’un fait divers si le portrait de son rôle-titre Katerina et la musique de Chostakovitch ne l’amenaient pas à des hauteurs incontestables. Un directeur musical doit-il adopter un rapport quasi-frontal à la violence littérale de la partition ou bien élever l’univers terrien de l’action vers quelque chose de plus universellement noble ? Giancarlo Guerrero, avec l’aide de l’Orchestra Naţională Radio, choisit l’un et l’autre pour la version de concert que propose cette année le Festival International George Enescu (parmi une centaine de rendez-vous musicaux sur quatre semaines). Il stimule le bruit de la ville et les manifestations du charnel par le biais d’un orchestre qu’il utilise en outil de jeu permanent dans sa puissance intergalactique. La justesse du tempo et de ses variations (notamment grâce à des articulations finement menées) contribue grandement à la continuité des événements : intrépide dans la frénésie (et donc à alimenter une mécanique du couperet) ou dans la lenteur – les espaces de respiration sont frappants –, il sait également doser la part de rêverie meurtrie dans la peinture du personnage principal, par un agencement vaporeux des strates instrumentales. Chaque entrée possède une fermeté suffisante pour faire perdurer la matière, tandis que les apports mélodiques encore en cours laissent du mou aux nouveaux arrivants en se fondant à la masse restante, consciente de sa durée de vie limitée. Tout se meurt sans crier gare par l’arrivée progressive de discours encore inentendus. Là est la substance malléable de cette Lady Macbeth, servie du grave vers l’aigu (dans cet ordre) comme une fresque foisonnante. Le chef ne craint pas ce qui pourrait « mal » sonner, si bien que l’Orchestra Naţională Radio ne lésine pas sur les modes de jeu, tantôt acerbes chez les vents ou beurrés chez les cordes, tantôt décharnés, en carrousel de destruction, ou lustrés, dans une résonance mutuelle, dans une rationalisation concrète des caractères. La musique sort de ses gonds, déborde de la scène de la Salle du Palais, en même temps qu’elle aspire à une authenticité de l’émotion.

Kristine Opolais est toujours un événement, pour sa voix active et blottie dans le cours linéaire de la phrase, et pour son charisme de rage et de tendresse, dans un jeu qui chante et dans un chant qui joue. La pensée droite, le chant teinté d’une lassitude longtemps réfrénée, la projection assurée, Katerina révèle les anomalies de son existence. La soprano élabore sa musique, la force dans l’instinct, dotant son émission d’une ombre associée. Il y a presque une attitude de l’ordre de la religion, dans son interprétation : Katerina se consacre toute entière à plaire à Sergueï, jusqu’à en porter psychologiquement les stigmates, et finit par sembler s’invoquer elle-même. Et malgré quelques faiblesses vocales intermittentes, on reste happé par ce son qui part d’elle et lui revient directement. Le fils Ismaïlov acquiert avec Vincent Wolfsteiner un pouvoir de la ligne, né d’un mimétisme avec Katerina. Le père, campé par Andreas Bauer Kanabas, au souffle ample, traduit en robustes ténèbres matelassées les nébuleuses pensées qui l’assaillent. Le superbe timbre et l’expressivité de Sergey Polyakov se mettent au service d’un amant Sergueï à la santé vocale insolente, où la fantaisie se dispute à une technique imparable. On peut louer aussi l’expansivité de Maria Barakova, la définition rigoureuse de Michelle Trainor, le tranchant d’Aurel Frangulea, la poignante densité deBeniamin Pop et l’efficace maïeutique d’Andrei Popov. Le Corul Academic Radio trouve bien sa place dans cette construction en puzzle géante, et décoiffe particulièrement lorsqu’il est au complet, comme une sentence implacable.

Plutôt qu’une mise en scène, c’est le parti d’une « mise en situation » sur écran qui a été retenu… avec des images générées par intelligence artificielle – IA qui, soit dit en passant, aurait très bien pu permettre la traduction anglaise des seuls surtitres roumains... Carmen Lidia Vidu s’est chargée de superviser les requêtes obtenues au fil du livret, probablement avec des éléments supplémentaires, tels que l’aspect physique des personnages. Passé l’effet « usine à mèmes faciles » (aux images par moments risibles), l’itération du procédé, parfois en décalage quant aux propos, parfois force de proposition sur un contexte scénique (à moins que tout ne soit de la main de Carmen Lidia Vidu ?), déclenche toujours une « crise » de perception, ni bonne ni mauvaise. On sait que ce qu’on voit correspond à l’œuvre, tout en sachant que cette IA est étrangère à la moindre notion d’empathie. Cette succession de visuels frustre en même temps qu’elle intrigue. Au détour d’un regard peut se trouver un morceau de réel, immédiatement renié par une composition des plus kitsch. De là, la dimension domestique, voire banale, de Lady Macbeth de Mzensk saute aux yeux. Et encore plus aux oreilles, dans le sillage d’un contenu musical de haut niveau.

Thibault Vicq
(Bucarest, 14 septembre 2025)

Le Festival International George Enescu se tient à Bucarest (Roumanie) jusqu’au 21 septembre 2025

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading