Mélisande, au Théâtre des Bouffes du Nord : le millefeuille des langages

Xl_melisandepg__jeanlouisfernandez_014 © Jean-Louis Fernandez

La première fois qu’on assiste à l’opéra Pelléas et Mélisande, on ressent la sidération de se sentir embaumé par le flux musical aquatique de Claude Debussy, et accompagné par le fil simple et mystérieux de la langue de Maeterlinck. N’importe quelle adaptation d’œuvre lyrique se doit de faire naître des sensations nouvelles, d’élaborer un discours inédit, de se « tenir »  comme pièce affranchie de son modèle. Mélisande, création de Florent Hubert (arrangement) et Richard Brunel (mise en scène) produite par l’Opéra de Lyon, d’abord jouée à la MC2 : Maison de la Culture de Grenoble – Scène nationale et au Théâtre de la Renaissance – Oullin Lyon Métropole avant d’investir ces jours-ci le Théâtre des Bouffes du Nord, creuse ce sillon pour offrir une poétique du langage sous forme chantée et parlée, dans une atmosphère de la « presque matière » qui sied joliment à ses intentions.

À quoi ressemble le versant instrumental ? Avec harpe (Marion Sicouly), accordéon (Sven Riondet), violoncelle (Nicolas Seigle) et percussions (Yi-Ping Yang), les fragments harmoniques ne prennent jamais plus de place que la voix. On est loin de l’écoulement merveilleux des masses orchestrales de Debussy, mais on se trouve ici dans un onirisme de proximité, qu’on peut toucher de l’oreille par les reliefs des quatre instruments. Parfois soutien du chant, parfois musique de scène qui s’associe au théâtre parlé, la réduction de la partition est une strate parmi les autres personnages, un doigt suivant le fil de l’histoire sur le papier.


Mélisande (c) Jean-Louis Fernandez

L’histoire a été retouchée afin de tenir en 1h30. Simplifiée dans le cours des événements – le Médecin condense à lui seul plusieurs seconds rôles de l’opéra –, elle est également enrichie d’un prologue rappelant que Mélisande est l’une des femmes d’Ariane et Barbe-Bleue, pièce plus tardive de Maeterlinck qui a inspiré Bartók et Dukas pour la scène lyrique. C’est le détail qui explique l’aspect meurtri de cette femme recueillie par Golaud, et qui tombera platoniquement amoureuse de Pelléas, jusqu’à leur baiser final et fatal.

Seuls Pelléas et Mélisande ont droit à leurs passages chantés, et le travail scénique de Richard Brunel consiste à superposer les points de vue et sonorités oraux des quatre interprètes avec les éléments de décor, à hybrider les interventions comme les silences. Une table de pique-nique en bois, une bâche plastifiée, des feuilles mortes, un échafaudage en métal, des seaux d’eau définissent un alliage complexe des matériaux, entre lesquels l’espace se remplit d’expression chorégraphique et prosodique à plusieurs niveaux de la part du quatuor humain pour garder un équilibre physique et artistique complet. La fameuse scène de la tour, où Pelléas s’enroule dans la chevelure de Mélisande, a ici lieu dans la chambre de Golaud. Alors que celui-ci est endormi, Mélisande tourne (depuis le lit) la tête sur celle de Pelléas, en contrebas. On reste particulièrement suspendu à cette scène, qui traduit, comme le reste de la soirée, l’idée de la fusion de l’infusionnable et la réinvention à la fois de Debussy et de Maeterlinck, d’autant que le plateau achève d’aller dans cette même direction.


Mélisande (c) Jean-Louis Fernandez

Les comédiens Jean-Yves Ruf et Antoine Besson ont une ligne de parole droite et claire, faisant entendre Maeterlinck par l’empreinte de l’intonation. Le premier dessine un Golaud en roc intériorisé de certitudes, tellement constant qu’il est impossible de lire au fond de lui. Le second insuffle, sur le registre aigu, une naïveté discrète au Médecin. Le ténor Benoît Rameau utilise son timbre optimiste et enjoué pour dérouler une prosodie de lune argentée. Il trouve une courbe satinée à chaque phrase au fur et à mesure de son développement. Debussy est là, toujours, et on l'attend avec impatience dans l’intégralité du rôle. Judith Chemla, qui avait dès 2016 triomphé dans Traviata, vous méritez un avenir meilleur, adaptation du hit de Verdi, fascine évidemment dans un théâtre évanescent à la prononciation mouillée. En revanche, alors qu’elle avait chanté avec succès toute la Mélisande de Debussy à Montpellier l’année dernière, elle convainc moins dans la musique de cette relecture, qui la sort de sa précision d’actrice et de son expressivité multiple. À un placement vocal souvent inégal s’adjoint une densité sonore parfois nasale. Bien que ces deux Mélisande participent à l’effort collectif de millefeuille interpersonnel, elles dévient d’une caractérisation qui aurait fait de ce spectacle une grande soirée.  

Thibault Vicq
(Paris, 9 mars 2023)

Mélisande, d’après Pelléas et Mélisande de Claude Debussy et Maurice Maeterlinck, au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris 10e) jusqu’au 19 mars 2023

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