Leonardo García Alarcón et Fabrice Murgia redorent Le Palais enchanté de Rossi à l’Opéra de Dijon

Xl_le_palais_enchant_ © Gilles Abegg

Après le rare Görge le rêveur apprécié à l’Opéra national de Lorraine, le vaillant Opéra de Dijon avance dans sa saison, mais en ligne, avec le non moins commun Palais enchanté ! Si la diffusion en ligne en « direct » sur les quatre représentations prévues à l’agenda était déjà actée depuis plusieurs semaines, l’institution bourguignonne a fait suivre au public sur les réseaux sociaux, le travail préparatoire et les répétitions nécessaires à ce défi de résurrection. L’initiative, également inscrite au sein du festival interlyrique « L’Amour de loin », est loin d’être anodine dans un contexte où la valeur du spectacle vivant doit subir (au mieux) un indécent questionnement… Et que ce Palazzo incantato est stimulant scéniquement et musicalement !

Le premier opéra (1642) de Luigi Rossi est marqué par la précision de son écriture, témoignant d’intentions extrêmement spécifiques quant à son interprétation. Le compositeur s’était fait maître de la cantate jusqu’alors et cherchait, dans le sillage de Monteverdi, à apposer sa patte à un art total imprégné de nouveautés harmoniques. Le matériau musical frappe par un art consommé de l’alternance, la métamorphose et la variété des formes, soutenu par le livret expert de Giulio Rospigliosi. À Rome, au XVIIe, l’opéra doit justement en mettre plein les yeux : non seulement il doit impliquer les plus grands créateurs « du moment », mais il doit aussi être apposé de la (très) riche signature de ses commanditaires aristocrates. Le Palais enchanté coche toutes les cases du faste, aussi bien dans la complexité de son sujet (quatre chants de l’Orlando furioso de l’Arioste, magistralement reliés), l’étalage subtil de vertu des personnages (l’opéra à Rome trempait dans la propagande catholique de la Contre-Réforme), et bien sûr l’exubérance des effectifs (splendide triple chœur, plus de quinze solistes)… Tout cela pour au moins sept heures de représentation, que l’équipe de cette version 2020 a réduite à trois heures trente.

Inutile d’entrer dans les sous-intrigues de ce qui s’apparente à un ancêtre des séries, car la magie d’Atlante donne autant de fil à retordre aux spectateurs qu'à tous les amants et amantes, jaloux et jalouses à la recherche de leur moitié (avérée ou en devenir) dans un château labyrinthique. Cet espace nébuleux redéfinit ses règles grâce à la scénographie (démente) en tourniquets de Vincent Lemaire, à une caméra filmant l’action en direct, à une direction d’acteurs brillamment soutenue et à deux stupéfiants danseurs illustrant l’invisible et le fantastique (Joy Alpuerto Ritter et Zora Snake). Par la vidéo, Fabrice Murgia ne paraphrase jamais la présence humaine. Les montages parallèles, les détails peu visibles et le travail sur les transformations sont à ce titre virtuoses. Le directeur du Théâtre national Wallonie-Bruxelles se définit d’ailleurs comme « un enfant de la culture de masse des années 80 », d’où une influence de la télévision nourrissant abondamment ce Palais enchanté, qu’on aurait du mal à imaginer autrement aujourd’hui. Les références à Orange Is the New Black ou à NCIS : Enquêtes spéciales sont évidentes, mais nullement appuyées. La transposition contemporaine de la mise en scène multiplie les angles de vue pour compartimenter et faire communiquer les protagonistes. Le décor se dénude progressivement quand les sortilèges d’Atlante s’estompent, et l’édifiant tumulte du vide retentit. Les jeux de profondeur et l’implication affirment alors cette créativité infinie.

Leonardo García Alarcón et son ensemble Cappella Mediterranea illustrent Il Palazzo incantato en une épopée inoubliable, pleine de merveilleuses articulations et de sonorités en pluie d’étoiles filantes. À la distribution, une flambée de grands talents se relaie et se répond. L’intense, impressionnante et noble Arianna Vendittelli (Angelica), capte en étincelles la tension du moment. Victor Sicard est un magnifique Orlando, vengeur et désespéré, aux phrases terriblement humaines. Le souffle économe de Fabio Trümpy lui permet d’interpréter un Ruggiero pur et enveloppant, en synergie organique avec l’orchestre. Grigory Soloviov soulève des montagnes par son soutien titanesque et l’intelligibilité de ses lignes. Rien n’arrête non plus l’excellent Valerio Contaldo, qui assume pleinement les orientations sinueuses de sa prosodie empreinte d’une sève sécurisante et tout en jaillissement de « r » féeriques. Gwendoline Blondeel, à fleur de peau, et Lucía Martín-Cartón, en éclat de diamant, sont sources de bonheur, comme la puissance d’orateur d’Alexander Miminoshvili, laissant des traces dans le sillage de la musicalité. André Lacerda ose presque un Sprechgesang ample et élastique (parlé-chanté), ce qui sied sans crainte à l’adresse d’Alceste. Mark Milhofer fait un Atlante maître du jeu quoique sobre et pénétré de ses desseins. Le contre-ténor Kacper Szelążek, déjà dans la miraculeuse Finta Pazza de Dijon en 18-19, est mi-figue mi-raisin, long mais pas assez large. Deanna Breiwick dispose d’un vibrato onirique et d’une époustouflante capacité à mettre en scène les émotions simultanément sur scène et sur écran. Cependant, sa Bradamante un peu trop haute ne réussit pas à s’épanouir complètement en raison d’un certain brouillage du timbre, malgré un élan toujours prêt à décoller. On regrette également ce registre tendu chez Mariana Flores, décevante en Marfisa et Doralice quelque peu acétiques. Le Chœur de l’Opéra de Dijon et le Chœur de chambre de Namur sont enfin garants de la portée narrative de ce Palais enchanté qui porte bien son nom. L’entraînante chorégraphie finale n’est que le petit plus qui met un point final à conquérir le public.

Thibault Vicq
(opera-dijon.fr, 11 décembre 2020)

Le Palais enchanté, de Luigi Rossi, sur le site de l’Opéra de Dijon jusqu’au 17 décembre 2020 (les jours impairs à 20h)
En coproduction avec l'Opéra national de Lorraine et Château de Versailles Spectacles

Crédit photo © Gilles Abegg

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