© Simon Gosselin
Arrivée cet été à la tête de l’Opéra de Lille, Barbara Eckle présente sa première saison en « constellations », propices à l’ouverture des frontières artistiques. Cet automne, place à L'Écume des jours, qui n’avait jamais été rejoué en France depuis sa première mondiale à l’Opéra-Comique en 1986, pour croquer son nouveau projet dans une œuvre aux influences multiples. Le compositeur soviétique Edison Denisov regardait en effet en dehors des schémas musicaux en vigueur sous Brejnev (et même des précédents dirigeants de l’URSS, plutôt « portés » sur le réalisme socialiste), et en particulier vers l’Europe occidentale, et donc la France, de Debussy à Boulez. Et bien avant le roman-phare désormais bien connu des programmes scolaires de collège ou de lycée dans l’Hexagone, c’est le poème La Vie en rouge, toujours de Boris Vian, que Denisov avait adapté en cantate. L'Écume des jours et son intrigue lui tenaient tellement à cœur qu’il a commencé à composer sans même de commande, en écrivant lui-même le livret, en français.
Denisov sait d’où il vient : des chœurs issus de la tradition russe sont placés à plusieurs endroits de l’œuvre (faisant ainsi émerger une spiritualité détonante par rapport au livre), de la même manière que des intermezzos relient les quatorze scènes, afin de faire ressentir le temps qui passe, dans un état d’esprit quelque peu tchékhovien, voire tchaïkovskien. Sa plume prête une musique parcellaire au surréalisme de L'Écume des jours. Le triomphe d’une imagination en construction se fait entendre, sur une base de partition en nombreux passages chambristes – et de solos évanescents, très exposés, que les instrumentistes de l’Orchestre National de Lille restituent (au même titre que dans les ensembles) superbement avec toute la « prosodie » naturelle du son et une grisante instantanéité –, au-dessus de laquelle des lignes vocales au cap affirmé conquièrent l’humanité des personnages. Le compositeur instaure toutefois un tourment mâtiné de désespoir dès le début de l’œuvre. Chloé a un chemin tout tracé vers la mort, comme Violetta et Mimì. L’écriture en aplats de couleurs, en buvards, en structures labyrinthiques est fidèle à la capillarité de l’univers de Boris Vian, mais permet peu d’évolution psychologique et perceptive face aux menaces que les protagonistes endurent. Car si Colin et Chloé s’aiment malgré la poussée d’un nénuphar dans les poumons de la jeune femme, si Chick et Alise se trouvent et se déchirent autour du philosophie Jean-Sol Partre, si le jazz retentit comme une catharsis d’insouciance dans une société émaillée de violences économiques et policières, l’opéra semble englué dans une seule même perspective musicale, du début à la fin. Et alors que l’espace et les textures devraient communiquer (par un pianocktail qui produit des boissons avec les accords d’un morceau pianistique, par l’appartement de Colin et Chloé qui change de taille avec la maladie de Chloé…), le voyage auditif est immobile, bien qu’il ne manque parfois pas de sensualité ou de poésie.

L’Ecume des jours - Opéra de Lille (2025), par Anna Smolar (c) Simon Gosselin
La présence de Bassem Akiki en fosse est un véritable atout pour étager les différentes couches du discours musical, jusque dans des fumées qui se gonflent en densité ou dans des traînées de poussière terrestre. Il développe une strate supérieure aux confins de l’improvisation sur un roc tectonique mouvant dans les modélisations inférieures. Avec les timbres variés dont il dispose, il décompose les sons en cristaux indépendants, qu’il fusionne et assemble, dans un jeu de construction hautement ludique, toujours ouvert aux transparences et aux laissez-passer. Les chanteurs ont également chacun une patte qui apporte de la densité à la musique évanescente de Denisov. Cameron Becker prête à Colin un légato exemplaire de rêve éveillé, installant un refus de négativité dans son bagout assuré de conteur idéaliste. Josefin Feiler rappelle à la réalité, par un instrument d’une grande précision, dans un très émouvant combat de tangibilité, qui laisse une trace dans chacune de ses phrases. Elmar Gilbertsson incarne Chick dans une veine verdienne, à la ligne très dessinée, et Katia Ledoux (pourtant annoncée souffrante et chantant avec un masque dans la première partie de la représentation) déroule une enchanteresse dialectique debussyenne, pleine de tact et de sensibilité. Saluons aussi les autres talents du spectacle, tant la souplesse vocale d’Edwin Crossley-Mercer et la séduction d’émission de Natasha Te Rupe Wilson que l’association chant-texte de Maurel Endong que la juste mesure du Chœur de l’Opéra de Lille.
Plutôt que de montrer Chloé à travers le regard de Colin, la mise en scène d’Anna Smolar prête à Chloé les attributs de maîtresse du jeu. Chloé, atteinte d’un cancer, se trouve tout du long aux côtés de sa compagne de vie (la comédienne Małgorzata Gorol, dont l’expression intériorisée restitue une intensité émotionnelle), qui invente en direct l’histoire de L'Écume des jours. Colin existe donc à l’image de Chloé (et non l’inverse) et de sa partenaire, dans une esthétique à la fois illustrative et suggestive. Et malgré cette puissance évocatrice des mécanismes créatifs, qui n’omet pas de transmettre la force du mouvement et du jazz, et de creuser sincèrement la portée du parlé, Anna Smolar ne perd jamais de vue le sujet du cancer et de la fin de vie. Dans une scénographie lucide (et réussie) où les personnages sont jetés en pâture comme des bêtes de foire, le surréalisme de Vian est peut-être lointain, mais la confrontation du théâtre avec le public n’en est que plus saisissante.
Thibault Vicq
(Lille, 9 novembre 2025)
L'Écume des jours, d’Edison Denisov, à l’Opéra de Lille jusqu’au 15 novembre 2025
11 novembre 2025 | Imprimer

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