
Depuis sa première française en 2011 au Théâtre du Châtelet, Sweeney Todd aura peu titillé les programmations lyriques françaises, en dehors d’une coproduction des Opéras de Reims (2015) et de Toulon (2016). Stephen Sondheim reste en effet une personnalité artistique peu connue du public hexagonal, malgré le film de Tim Burton en 2007 adapté de cette dark operetta, et les initiatives de coopération (notamment sur sa comédie musicale Company, en abondante tournée depuis cette saison) qui commencent à fleurir. L’Opéra national du Rhin insère sa patte à l’histoire française de cette œuvre de sang et de rage, de misère urbaine et de société industrielle, dans un spectacle déjà monté à la Komische Oper Berlin en novembre dernier, et destiné ensuite à l’Opéra national de Finlande.
Aux manettes, on retrouve Barrie Kosky (Martha Jurowski pour cette « reprise »), amoureux des mots et du jeu, et de la comédie musicale, comme il l’avait montré en Alsace dans Un violon sur le toit en 2019 et dans West Side Story en 2022. Un barbier injustement condamné à l’exil revient à Londres sous l’identité de Sweeney Todd pour assouvir sa vengeance à l’encontre du juge lubrique qui lui a enlevé sa femme Lucy et sa fille Johanna (que le juge a adoptée, pour ensuite l’épouser…). En se réinstallant dans son ancienne échoppe, il reçoit une proposition gagnant-gagnant de la boulangère de l’étage d’en dessous (Mrs. Lovett) : lui égorgera tous ses clients au rasoir jusqu’à ce que le juge passe, elle récupérera les corps pour en garnir ses tourtes… que la ville ne pas tardera pas à s’arracher ! Parallèlement, le tandem prend sous son aile un jeune rabatteur (Tobias), tandis qu’un jeune damoiseau (Anthony) arrivé à Londres en même temps que Todd, fait tout pour libérer Johanna, qu’il aime. Cela ne peut que mal se terminer, sauf peut-être pour Johanna et Anthony…
Sweeney Todd - Opéra National du Rhin (2025) (c) Klara Beck
Barrie Kosky dépeint une grande foire à la consanguinité capitaliste et à l’inceste industriel névrotique. Alors que le chœur (à l’antique dans la partition), bondissant, s’arrache des biens de consommation ou se contorsionne en hôpital psychiatrique, les protagonistes ne sont pas épargnés par l’altération psychique que leur apporte la violence collatérale du productivisme dans une métropole en essor : hystérie d’Anthony et de Mrs. Lovett pour exister, concupiscence du juge Turpin pour posséder, monomanie de Todd pour tuer, artificialisation relationnelle du bedeau Bamford pour subsister, nymphomanie et dénonciation compulsives de la mendiante pour oublier son passé… N’importe laquelle de ces figures fonctionne à partir d’un mécanisme qui l’a activée, à la manière d’une machine infernale qu’on ne peut plus éteindre. La folie devient corollaire du rouleau compresseur social. Le metteur en scène a le rythme dans la peau, et donne une « excuse » théâtrale à la crudité ou la distance du propos. Les actions simultanées débordent de vérité, les transitions d’un décor à l’autre (des photos en noir et blanc d’un Londres ouvrier, et le décor à deux niveaux de la boulangerie et du salon de barbier) se font avec une fluidité déconcertante. Malgré l’efficacité du spectacle, on reste partagé quant aux duos Todd / Lovett, ces chocs de titans qui ne révèlent finalement que la fragilité ou le cynisme, plutôt que l’ambivalence des deux.
Scott Hendricks choisit habilement de hacher les phrases de Todd, de déconstruire le chant lyrique, de souligner un sang-froid dépourvu de vibrato, d’anticiper une monstruosité intérieure par une difformité de la phrase – brillant « Epiphany » –, qui empêche parfois à ses graves de se déployer ou à son placement de se désembuer. Les attaques et changements de registres parfois hasardeux de Natalie Dessay nuisent en réalité assez peu au parlé-chanté de Mrs. Lovett, défendue avec une verve schizophrène et une tendresse insoupçonnée. La voix parlée a une « forme », une résonance, en adéquation avec l’agencement des notes, et surtout une science du mouvement, permettant un point de vue complet sur le personnage. Anthony a la FOMO de la vie, avec l’exaltation de Noah Harrison, embarqué dans un éblouissant « Johanna » d’emphase prosodique. Chez Johanna, Marie Oppert affirme la volonté de s’émanciper par des vocalises vivaces, mais retardataires sur la pulsation exigente de Sondheim. Tobias reçoit la palette de facétie et d’honnêteté de Cormac Diamond, transformée au fur et à mesure en une superbe émission figurant la difficulté à exprimer ses peurs, en acmé dans « Not While I’m Around ». Le juge et le bedeau différencient avec brio deux visages du malsain : le pourrissement du contentement rapace avec Zachary Altman, le calcul sournois à longue prise avec Glen Cunningham. L’ouverture en humanité croissante chez Jasmine Roy s’oppose à l’application trop rigide de Paul Curievici, quand le Chœur de l’Opéra national du Rhin livre une prestation bondissante.
Sweeney Todd - Opéra National du Rhin (2025) (c) Klara Beck
Quelle bonne idée d’avoir confié la direction musicale à Bassem Akiki, qui se sert de sa connaissance du répertoire d’aujourd’hui (dont les premières mondiales d’Hémon, de Zad Moultaka, et de Don Giovanni aux enfers, de Simon Steen-Andersen, à l’Opéra national du Rhin) pour travailler sur l’expérience du son et de la dynamique de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, pluriel et dense. Le chef donne un regard sur les processus industriels, dans la répétition de cellules, l’avancée perpétuelle, la transformation de la matière, l’habitude de l’oreille à un leitmotiv. En variant les effets de sifflement et de glissement, en établissant une croisière de la vibration, il donne une impression de particules qui dansent et s’agglomèrent vers un objectif d’irréel féerique, en constante opposition avec la prévisibilité de la machine. Plutôt que de partir dans une direction distincte à chaque nouveau style emprunté par Sondheim, Bassem Akiki sécurise une base immuable, qui par les remous instrumentaux, vont faire émerger des motifs ci-et-là, comme autant de moment de gloire obtenus d’âmes humaines en quête de singularité dans une vie uniformisée par le travail à la chaîne. Il donne la parole à toutes les voix (de l‘orchestre et de la distribution), qui, ensemble, constituent le pouls de ce Sweeney Todd aliéné.
Thibault Vicq
(Strasbourg, 17 juin 2025)
Sweeney Todd, de Stephen Sondheim (musique et paroles) et Hugh Wheeler (livret), à l’Opéra national du Rhin :
- à l’Opéra de Strasbourg jusqu’au 24 juin 2025
- à La Filature (Mulhouse) les 5 et 6 juillet 2025
18 juin 2025 | Imprimer
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