Le Château de Barbe-Bleue à la Philharmonie de Paris : tout pour la musique (instrumentale)

Xl_falk_struckmann © DR

Ce week-end, la Philharmonie de Paris mettait à l’honneur le compositeur Pascal Dusapin, dont l’œuvre symphonique Morning in Long Island ouvrait un des concerts de ce 18 février. Marko Letonja dirige son Orchestre philharmonique de Strasbourg avec ténacité pour récupérer la substantifique moelle de ce souvenir de promenade à New York, sur la plage. Le chef slovène tire le meilleur des instrumentistes en rendant intelligible l’étagement des visions fantomatiques exprimées par des tenues en pagaille, tantôt chez les cordes en harmoniques ou chez les vents. La résistance à l’étirement massif est mise à l’épreuve pour les musiciens dans leurs entrées successives, le long de cette pièce de composition virtuose à l’américaine. L’intensité du son n’abdique jamais, pas même dans la dernière partie (« swinging »), mouvement perpétuel à la mise en place redoutable (et parfois imparfaite chez les percussions et les cuivres). Là où la vision de Marko Letonja fascine, c’est dans ce maintien de cap : les réminiscences s’échelonnent, mais toutes sont assumées sans distinction et restituées avec la même ferveur, instaurant une inquiétude latente. Le travail de mémoire se mue en archivage frénétique, la netteté des images sidère par sa beauté sonore.

Nina Stemme

En dépit de cette éminente entrée en matière, l’attente des spectateurs résidait surtout dans la version de concert du Château de Barbe-Bleue, faisant partager l’affiche à Nina Stemme et à Falk Struckmann. L’écriture de Bartók est sublimée par la masse imposante de cordes, impossible à rassembler dans une fosse d'opéra. Judith et Barbe-Bleue ouvrent les sept portes du palais du tyran sur un investissement intense du directeur musical… si total qu’il en oublie la présence des voix, régulièrement inaudibles car noyées sous le poids de la partition instrumentale. Si entendre cette géniale orchestration et l’orgue endiablé de la Grande salle Pierre Boulez reste un délice, tendre l’oreille pour capter l’esquisse des projections vocales est cependant regrettable.

La soprane et la basse souffrent également de leur positionnement de part et d’autre du chef, minimisant leur interaction. La relation entre les deux personnages s’en trouve désincarnée, bien que la dialectique du maître et de l’esclave accède à une apogée d’ambigüité. Le chant intériorisé de la soprane rappelle davantage l’attitude d’une manipulatrice, tandis que la précision sereine de la basse résonne comme une âme en expiation. Nina Stemme néglige l’orientation de son phrasé et ne rend pas justice au halo grandiose dont elle entoure ses notes. Elle campe une Judith froide et inerte ne permettant pas une connexion avec son bourreau (à moins que ce dernier ne soit la victime ?). Sur un tel format d’opéra miniature, la transformation du personnage doit passer par des contrastes forts. Le dosage d’intensité qu’elle entreprend ne constitue alors qu’une réponse partielle pour rééquilibrer la construction psychologique de Judith. Au contraire, le Barbe-Bleue de Falk Struckmann, d’abord renfermé et timide, gagne en galons de confiance, et jongle entre perversion narcissique et désolation grâce à un souffle tempéré et une implication manifeste. Son legato molletonné et sa projection étincelante participent au dévoilement de facettes en pièces détachées. L’assemblement de ce kit de survie en milieu hostile mériterait un désembuage, mais la magie de l’instant fait toutefois effet.

La juxtaposition des compositions de Pascal Dusapin et de Béla Bartók se justifie pleinement. L’agencement du réel y entre en jeu comme la proposition d’un livre ouvert, rien ne s’y perd, tout s’y agrippe. En amoureux des belles pages, Marko Letonja s’y est jeté passionnément. Et de ce concert nous reviennent ses fantastiques saillies musicales célébrant les passerelles opératiques et symphoniques.

Thibault Vicq
(
18 février 2018)

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