I due Foscari Salle Gaveau : le métier avant tout

Xl_dscf8686 © Thibault Vicq

Début décembre, la Salle Gaveau annonçait inopinément une version de concert d’I due Foscari pour début 2022, avec un trio de chanteurs loin d’être inconnus au bataillon : Anna Pirozzi, Arturo Chacón-Cruz et Plácido Domingo ! Ce dernier n’ayant pas chanté dans une production d’opéra à Paris depuis quatre ans – une Traviata à l’Opéra national de Paris –, il n’en fallait pas moins pour que les yeux (et les oreilles) soient rivés sur le théâtre du 8e arrondissement de Paris, dont le remplissage à ras-bord faisait plaisir à voir hier soir.

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Le public conquis d’avance est là pour la star madrilène, cela ne fait aucun doute. Mais quand on entend la légende vivante, on ne peut s’empêcher de réapprendre à entendre. Le baryton n‘économise en rien la profondeur et les strates de la ligne ou d’entre les lignes, ne réchauffe pas au micro-ondes un plat préparé. Il évolue dans un creuset d’émotion, dans une marmite d’analyse des peurs humaines. Il fait passer quelques imprécisions par un vibrato caméléon pour permettre à chaque membre de l’auditoire de trouver sa place dans le personnage. On sent là la patte de l’expert et l’étincelle de l’intuition, que des voyelles flamboyantes soutiennent à temps plein. L’éventail d’effets est pleinement maîtrisé, mais cette touchante liberté aux confins de l’improvisation peine parfois à trouver du sens au regard des situations dramaturgiques, comme si la normalité du doge Foscari n’avait plus cours. Car les figures verdiennes parlent aussi à l’âme pour ce qu’elles ont d’humanité dans leur destin extraordinaire. Rien n’empêche cependant Plácido Domingo de recevoir un accueil triomphal du public et de perpétuer un héritage musical sans pareil.

Anna Pirozzi, qui avait déjà fait la paire avec le baryton espagnol dans I due Foscari en décembre 2020 à l’Opéra de Monte-Carlo, revendique le désespoir de Lucrezia Contarini. Si la gestion des nuances laisse un peu à désirer – les grands renforts de décibels dans les aigus invisibilisent les autres voix –, le souffle ne fait pas défaut. C’est surtout dans sa façon de concentrer dans le chant le dilemme de Jacopo, qu’elle expose ses arguments les plus convaincants. En cela, elle se présente en extension expressive ultime du fils Foscari, en cri inatteignable de ce dernier. Arturo Chacón-Cruz fait ressentir l’amour que ses proches lui portent, et atteint un firmament de déclamation. Sa spécialité est la dichotomie de l’ombre et de la lumière, la caractérisation non-uniforme d’un homme innocent promis à la culpabilité. Les aigus brisent le ciel avec une témérité toujours payante, et la voix se pare d’un prodigieux effet gommant ralliant les orientations prosodiques et harmoniques à une pâte très homogène. La désarmante facilité des changements de registres ne l’empêche pas d’aborder la phrase comme une épreuve de force olympique, qui fait peu dénoter l’électroencéphalogramme du personnage.

Si le chœur masculin fait apparaître plus de brèches que le très proportionné chœur féminin, on ne saurait faire l’impasse sur les magnifiques (très) seconds rôles portés par l’étincelant Diego Godoy, le pénétrant et rocailleux Emanuele Cordaro, et la sagace Arianna Giuffrida. Quant à Mathieu Herzog, il dirige son ensemble Appassionato en structures sombres – parfois friables, parfois duveteuses – fort à propos dans l’opéra de Verdi. Une géométrie stable s’articule grâce à des contre-temps discrets et des trémolos enchevêtrés, avec un souci prégnant d’un « son du réel » et du défilement d’images animées. La matière de l’orchestre est de premier ordre ; les nuances sont bien suivies, mais trop polarisées.  

Chacun s’est appliqué à bien faire ce qu’il savait faire. Il manquait seulement une écoute, un vrai lien entre ces différents acteurs sur scène. Pour ce qui est du lien avec la salle, les spectateurs enchantés en ont incarné les couleurs avec panache.

Thibault Vicq
(Paris, 12 février 2022)

Crédit photo (c) Thibault Vicq

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