À l’Opéra national du Rhin, Johanny Bert décortique pertinemment La Flûte enchantée

Xl_lafluteenchant_egp-_3739hd1web © Klara Beck

Bien que le remplissage des salles soit un indicateur bien connu de La Flûte enchantée, la question de la mise en scène est une autre paire de manches. Une maison d’opéra peut-elle se permettre de sacrifier le côté « adulte » en proposant une version « familiale », ou au contraire pousser loin le curseur de la relecture en conservant l’universalité de l’œuvre ? L’Opéra national du Rhin a trouvé l’entre-deux qu’il fallait en confiant sa nouvelle production à Johanny Bert, qui vient du théâtre d’objets, de la marionnette et des arts plastiques. Pour son premier travail lyrique, son approche pluridisciplinaire se concrétise en une exploration précise et fouillée dont nous reconnaissons à chaque instant la valeur, sur le fond comme sur la forme. Pour embrasser toute la surface du Singspiel de Mozart, son travail fonctionne à la manière d’une intégrale en mathématiques, c’est-à-dire comme une somme de petits segments. Les idées foisonnent de part et d’autre du livret et de la musique. D’aucuns trouveront qu’il y en a trop (et certaines pistes ne servent effectivement pas complètement la narration), mais nous sommes convaincus que pour captiver jusqu’au bout (surtout dans le deuxième acte), Die Zauberflöte doit multiplier les points de vue.

La Flûte enchantée - Opéra national du Rhin (c) Klara Beck

Johanny Bert débute par une illustration de (trois fois trois) loges d’artistes, se préparant pour un spectacle. Le théâtre dans le théâtre sert à présenter les personnages, qui se lèvent de leur fauteuil pour rejoindre l’action. Mais une fois le vif du sujet lancé, le kaléidoscope d’imagination tourne à plein régime. Tamino est attaqué par un fluide serpent de papier. Le niveau de lubricité des Trois Dames n’est rien par rapport à la perversité malsaine d’un Monostatos hipster. Papageno s’affranchit des genres et se promène avec sa carriole foraine. La Reine de la nuit, accro au whisky et aux médicaments, se morfond en jogging dans un intérieur miteux. Sarastro (clairement ex-mari de la Reine de la nuit, dans la réécriture des dialogues parlés) est un grand vieillard en fauteuil roulant, manipulé dans ses idées et dans ses mouvements – c’est une marionnette inspirée du théâtre bunraku japonais – par les prêtres, jusqu’à sa mort dans le finale. Papagena, vieille dame physiquement bien entraînée, effectue sa grande évasion du château de Sarastro en hélicoptère, et revient pour son air final avec Papageno sans avoir rajeuni. Les épreuves du II ont lieu dans le creux d’une structure permettant aux déjà initiés du Temple de veiller au grain. Johanny Bert ne se repose pas sur les lauriers de ce qu’il construit : les espaces évoluent en même temps que les destins se croisent. Cela sous-entend artisanat de maître, lumières révélatrices (David Debrinay) et recherche théâtrale au cordeau.

Le chef Andreas Spering guide l’Orchestre symphonique de Mulhouse dans une ronde « de la dernière chance ». Aucun son inutile n’émane de la fosse. L’austérité et la rugosité sont utilisés pour revenir aux vaisseaux sanguins de la partition, c’est-à-dire l’essence des mélodies et strates mozartiennes. L’oreille se déplace entre détails d’accompagnements et contrechants, attirée par l’hybridation minimaliste des éléments musicaux. Les nuances piano sortent particulièrement gagnantes de ces maillages lactés dans lesquels le peu de résonance des lignes superposées oblige à une efficacité immédiate, à un sens presque théâtral de la note comme syllabe textuelle. Bien que l’orchestre accuse parfois quelques maladresses d’exécution, il sait en revanche tenir les phrases jusqu’à leur achèvement avec un mélange de timbres assez convaincant.

La Flûte enchantée - Opéra national du Rhin (c) Klara Beck

Tamino sied toujours aussi bien à Eric Ferring qu’au Verbier Festival en 2019. La voix de prince charmant s’exprime dans un bassin de lumière scintillante, mais ne rechigne pas à se tourner vers un caractère plus charnel ou vers une richesse de densité presque végétale. Lenneke Ruiten campe une Pamina d’expérience, plus « revendicatrice » que de coutume. L’émission riche cherche à atteindre le noyau du son, jusque dans les intentions les plus sombres, même si cela demande à raboter un peu de beauté pour que la vérité s’exprime. Svetlana Moskalenko ne parvient pas à hisser son interprétation de la Reine de la nuit au même niveau qu’au Grand Théâtre de Genève en 2016, la faute notamment à un vibrato très envahissant, à des attaques agressives et à une justesse assez contestable. Nicolai Elsberg en impose au contraire en (porte-parole de) Sarastro toutes voiles dehors, traitant la clarté dans le creux de la nuit. Il avance dans la phrase comme dans la linéarité de l’effort de prises d’escalade, et se fraie un chemin de grâce dans l’univers qu’il construit et soumet à ses adorateurs. L’assise est également la qualité de Huw Montague Rendall, Papageno bien équilibré, à l’écorce chantante de cèdre qui lui fait traverser les pages sans routine. Nous avons connu les Trois Dames mieux appariées qu'avec Julie Goussot, Eugénie Joneau et Liying Yang, et le Chœur de l'Opéra national du Rhin plus réactif, rmais Elisabeth Boudreault (Papagena pimpante), Peter Kirk (Monostatos du vice sans complexe) et Manuel Walser (magnifique Orateur) apportent plus de satisfaction en cette soirée orientée par la mise en scène.

Thibault Vicq
(Strasbourg, 8 décembre 2022)

La Flûte enchantée, de Wolfgang Amadeus Mozart, à l’Opéra national du Rhin :
- à Strasbourg jusqu’au 18 décembre 2022
- à La Sinne (Mulhouse) du 5 au 8 janvier 2023
avec, en alternance, Marie-Eve Munger, Tristan Ll
ŷr Griffiths, Hélène Carpentier et Michael Borth

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