Didon et Énée rechargé au Grand Théâtre de Genève

Xl_didon-et-enre_grand-theatre-de-geneve_2021_carole-parodi © Carole Parodi

Didon et Énée, jusque-là tout va bien. Quoique, pas tant que ça, le contexte de création restant obscur. Purcell aurait écrit l’œuvre pour un pensionnat de jeunes filles dans le quartier de Chelsea à Londres, seul endroit où une représentation ait été authentifiée. La production de Didon et Énée, Remembered par David Marton à l’Opéra de Lyon en 2019, et reprise il y a peu à l’Opera Ballet Vlaanderen pour un streaming, ne ressemblait à rien de connu. Des textes parlés, de la musique additionnelle et des temporalités enchevêtrées ravalaient la façade de l’opéra baroque. Le Grand Théâtre de Genève propose maintenant une retransmission en streaming de son nouveau Didon et Énée en attendant l’autorisation de pouvoir faire entrer plus de 50 spectateurs dans sa salle. L’objet est neuf, accompli, entremêlant la danse, le théâtre et le chant dans la mise en scène inspirée de Franck Chartier (du collectif belge Peeping Tom) pour son baptême opératique.


Didon et Énée, Grand Théâtre de Genève ; © Carole Parodi

Didon et Énée, Grand Théâtre de Genève © Carole Parodi

Comme la suite de Matrix en 2003, cette version prend des allures « reloaded » (mais pas du tout encombrante). Ici, Didon est triple : vieille dame (l’insondable Eurudike De Beul), un peu amère d’être seule et sans descendance, demandant à ses domestiques (l’orchestre du Concert d’Astrée y compris) de rejouer sa propre tragédie ; la mezzo-soprano Marie-Claude Chappuis ; et une danseuse. Dans la chambre sombre, la lumière se fraye un chemin dans l’ouverture des fenêtres, avant que du sable n’envahisse la grande pièce par tous les interstices. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève, royal et rigoureusement bien préparé par Alan Woodbridge, est installé en hauteur, en témoin de la pièce. La scénographie semble être un clin d’œil à la Chambre des communes britanniques avec son balcon en bois. Au rez-de-chaussée, c’est donc la chambre de Didon (l’actrice) qui paraît, décorée de portraits et de bibliothèques, avec un coin salon de thé pour accueillir Énée (le chanteur) comme il se doit, sur un confortable fauteuil. Les épatants performeurs de Peeping Tom se meuvent en suivant les étranges rotations des tableaux, versent un peu trop le thé dans les tasses jusqu’à former une flaque au sol, font valser la garde-robe de Didon, dansent le tango avec une serpillière, confisquent les voix, bêchent le sable dévorant, ou se roulent à moitié (ou complètement) nus dans ce paysage boisé, tapissé, minéral. Supernova des sens, ce spectacle laisse divaguer l’imagination sans donner de réponses toutes faites. L’important n’est pas de comprendre ici le sens de ces visions oniriques superposant plusieurs réalités et espaces, mais d’accepter d’être emporté par un autre niveau de perception, que les chorégraphies (de Franck Chartier également) nourrissent généreusement. Du David Lynch à l’opéra, en somme.

La musique composée par Atsushi Sakai, cofondateur du Concert d’Astrée, s’intercale entre les airs de Purcell, à la manière d’une seconde peau aux sonorités allongées dans la direction de l’éternité. Il improvise d’ailleurs lui-même sur scène au violoncelle aux côtés des personnages, avec une présence qui interpelle. L’orchestre du Concert d’Astrée n’exécute pas, il accomplit ces musiques des XVIIe et du XXIe siècles. Emmanuelle Haïm et Atsushi Sakai se succèdent à la direction. La première, pour la partie baroque, rassemble la poésie scénique en des enjambées orchestrales folâtres. Elle trouve le moyen d’écarter les polarités harmoniques et rythmiques de la partition pour mieux relancer ensuite le cours de la musique. On se blottit dans cet ensemble qui juxtapose les caractères et carbure à la sensualité partagée.

Les notes légèrement tremblotantes de Marie-Claude Chappuis convainquent les premières minutes pour leur esquisse d’une bulle d’illusion, mais le placement s’avère peu fiable par la suite en raison d’une trop grande rondeur de l’émission sans pour autant arrondir les angles. L’élasticité fruitée d’Emőke Baráth garantit quant à elle d’élégantes phrases. Elle a comme toujours la faculté si particulière d’afficher des reflets sonores riches sans pour autant se mettre entièrement à nu vocalement. Marie Lys, qui la seconde avec autant d’habileté réconfortante, confirme son statut de valeur sûre. Enfin, le baryton Jarrett Ott expose suprêmement la fierté d’Énée avec un électrifiant timbre granuleux de roche claire.

Franck Chartier souhaitait « amplifier et dévier la musique ». C’est chose faite. On espère très fort que le Grand Théâtre de Genève n’aura pas à s’éloigner du chemin de programmation qu’il s’était fixé pour pouvoir finir sa saison comme prévu, au Bâtiment des Forces Motrices avec La Traviata.

Thibault Vicq
(gtg.ch, mai 2021)

Didon et Énée, de Henry Purcell et Atsushi Sakai (coproduction avec l’Opéra de Lille, les Théâtres de la ville de Luxembourg et le Théâtre de Caen), disponible :

Crédit photo (c) Carole Parodi

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