Così fan tutte en dédale mental au Théâtre des Champs-Élysées

Xl_cosi-fan-tutte_theatre-des-champs-elys_es_2022 © Vincent Pontet

Le public de 2022 croit certainement encore en l’amour, mais que lui faut-il pour croire en celui de Così fan tutte ? Dorabella et Fiordiligi ne reconnaissent pas leur amant déguisé et se laissent séduire par le partenaire de l’autre, non sans lourdeur de la part des deux prétendants pour qui tout cela n’est au départ qu’un « pari ». Qu’il y ait échangisme consenti, téléréalité, dénonciation du machisme ou reconstitution morale dans la mise en scène de l’œuvre, l’objectif reste en général de comprendre ce qui pousse ces personnages à agir.


Così fan tutte - Théâtre des Champs-Élysées (2022)

Dans une nouvelle coproduction du Théâtre des Champs-Élysées (avec le théâtre de Caen, la Tokyo Nikikai Opera Foundation et Pacific Opera Victoria), Laurent Pelly floute les raisons pour se concentrer sur le moment, celui où, dans un studio d’enregistrement, le quatuor d’amants se plonge dans les personnages tout en gardant sa capacité de pensée (de chanteurs). Dès le début du spectacle, il y a ambiguïté entre ce que les chanteurs enregistrent et vivent personnellement. Les airs semblent captés par le micro, les récitatifs semblent venir de leur for intérieur. Puis, soudainement, plus rien ne se passe comme prévu, le monde des personnages prend le dessus sur le réel. L’ambiguïté d’identité devient zone de divagation constante, dans un hypnotique ballet scénographique – encore une fois, les décors de Chantal Thomas sont d’une stupéfiante beauté. On réalise alors que ce qui compte le plus n’est plus la compréhension du contexte, mais l’état psychologique instantané de ces figures mozartiennes et « dapontiennes ». Il fait bon se perdre dans ce dédale dont les sentiments sont le fil. Quelque chose tire le fil, on le voit bien, mais échappe à la rationalité. On s’intéresse moins au sens de ce quelque chose qu’au fait de se laisser porter par les trajectoires solitaires – sursauts, jalousies, peurs – de ce huis-clos qui éclaire les flottements et grave l’instant. Guglielmo et Ferrando réapparaissent en costumes XVIIIe, les autres gardent leur tenue contemporaine. Les espaces d’imagination cohabitent, tandis que toute action peut être répétée ou modifiée à l’infini, que le cours du destin n’a d’importance que dans la décision artistique individuelle entre les murs boisés de ce studio d’où les micros descendent des cintres pour capter le moment sans arrière-pensée.

L’originalité de la proposition réside dans une mise en abyme de l’imagination plutôt que de la création. Parfois, il importe peu de tout comprendre – même si le public férocement désapprobateur et siffleur de la première ne semblait pas de cet avis – quand on se sent aussi proche de chacun des protagonistes, quand la géométrie et la symétrie du plateau prennent le dessus et embarquent très loin. Le spectacle vivant a le mérite de faire penser différemment, c’est l’occasion d’en profiter !

D’après la cheffe Emmanuelle Haïm, l’orchestre de Così « figure le non-dit des personnages ». Si elle connaît l’œuvre pour l’avoir déjà dirigée à l’Opéra de Lille en 2017, elle retrouve ici avec Le Concert d’Astrée la netteté des formes et un certain lustre. Les alliages denses efficacement transmis par les instrumentistes témoignent d’intentions franches et surtout du souci de l’équilibre scène-fosse, en plus d’une rigueur métrique et articulaire de premier choix. Paradoxalement, on trouve peut-être l’orchestre « trop » engagé vis-à-vis de l’univers abstrait de Laurent Pelly, là où justement l’éparpillement des textures et l’épaisseur des couches telluriques auraient été plus proche de la confusion des sens. On connaît la plénitude sonore de l’ensemble sur les pièces baroques ; ici, il semble plus « propre », en deux dimensions, en attente de nuances intermédiaires entre les forte et les piano. Tous les rythmes sont ceux écrits, la fidélité à la partition est au centre de l’interprétation ; manquent peut-être le paquet cadeau, le bolduc, et la magie de la (re)découverte.

La mezzo Gaëlle Arquez domine sans conteste le plateau vocal, en aventurière de la phrase et en utilisatrice virtuose de l’espace et du corps. Sa Dorabella impériale est maîtresse des sentiments. Quand elle succombe à Guglielmo, transformé en galant pudique, elle renverse avec brio les rapports de force homme-femme en vigueur jusqu’alors. Ses duos avec la Fiordiligi de Vannina Santoni respirent de clarté cristalline. La soprano corse, qui a reçu des mains de Michel Franck l’insigne de chevalier des Arts et des Lettres après la représentation, possède un chant de battante, particulièrement haletant dans les récitatifs mais qui capte beaucoup moins l’attention dans les airs en l’absence de grandes trajectoires vocales et de précision clinique, malgré son désir de musicalité. Le timbre céleste de Cyrille Dubois – ragaillardi par le jeu de l’amour – reste bien reconnaissable, au même titre que l’idéal impossible après lequel court Ferrando, bien que les aigus fragiles le contraignent quelque peu dans son élan. Florian Sempey participe à un tumulte mélancolique et chante un théâtre élégant et sincère, plein de contenu racé. Laurent Naouri est porté par le sens du drame (ou de la comédie), ce qui interdit tout ennui à son égard, alors que Laurène Paternò puise son énergie dans le rebond des lettres du livret, auxquelles elle appose un sceau rythmique réjouissant. Le Chœur Unikanto s’insère fructueusement dans ces joutes saillantes, donnant une étendue supplémentaire aux possibilités sonores de l’amour.

Thibault Vicq
(Paris, 9 mars 2022)

Così fan tutte de Wolfgang Amadeus Mozart :
- au Théâtre des Champs-Élysées jusqu’au 20 mars 2022
- au théâtre de Caen du 29 mars au 2 avril 2022

Crédit photo © Vincent Pontet

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