Au Grand Théâtre de Genève, Idoménée de Mozart tisse en rouge sans s’effilocher

Xl_2324_idomenee_c_filipvanroe__dsc2478 © Filip Van Roe

Dans Idoménée, quelque chose de tapi se tient prêt, attend le bon moment, pour frapper, pour révéler le passé, pour mettre les personnages devant le fait accompli. Le Destin, les dieux ? Pas seulement. Le troisième opera seria de Mozart est gorgé du poids de la guerre de Troie et traîne ses vaincus, fait état d’un nouvel échiquier politique, tait les arrangements d’un roi tout en le perçant pourtant à jour. L’amour entre le Crétois Idamante et la Troyenne Ilia ne pourrait exister aussi distinctement sans le passif belliqueux des deux territoires, ni même sans la mise à l’écart d’Elettra, dévouée en sens unique à Idamante. Au milieu de peuples déchirés, Idoménée incarne l’incompréhension du pouvoir, le règne inconscient. De ces matériaux affectifs disparates naît une collaboration artistique unique pour ce nouveau spectacle du Grand Théâtre de Genève (GTG), en coproduction avec le Dutch National Opera d’Amsterdam et les Théâtres de la ville de Luxembourg. Suite à un Pelléas et Mélisande avec la performeuse Marina Abramović, le metteur en scène et chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui (également directeur du Ballet du GTG) mobilise, à la scénographie, Chiharu Shiota, primordiale plasticienne des fils entortillés ou surplombants (de préférence rouges), et des robes tournant sur elles-mêmes. La coopération coule de source, dans une ensorcelante lecture labyrinthique, équidistante d’un aboutissement visuel ultime et d’une stimulation cérébrale fortifiante.

Dans la danse, Sidi Larbi Cherkaoui se fait passeur de narration, et exprime autant le moment que la chronologie dans laquelle celui-ci se trouve. Il utilise les volumes de Chiharu Shiota non seulement comme espace chorégraphique d’un état de conscience, mais également comme un outil polysémique de mise en scène, à travers les épaisseurs concrètes qu’ils offrent, de la corde jusqu’au cordon. Il n’hésite pas à prendre de l’avance ou du recul sur le ressenti des personnages, grâce à un traitement omniscient qui superpose les temporalités. Il penche pour la puissance par la douceur et le contournement, avec un vocabulaire plastique et symbolique (où chacun y verra ce qu’il y souhaitera), qui trouve son extrémité dans le corps, la matière, les plis et les âmes, en s’attardant sur les ambigüités et les contradictions. La richesse des tableaux et des configurations, la cinétique de sens et d’étourdissement du spectateur (un peu à la manière de Gaspar Noé au cinéma) n’entraîne pourtant pas Idoménée dans une succession de vignettes performatives, car Sidi Larbi Cherkaoui revient toujours à l’émotion pure, celle de deux mains qui se rejoignent ou de deux corps qui osent finalement se toucher. L’extraordinaire force de cette proposition réside dans son effet papillon, le fait que tout y soit interdépendant, permettant ainsi tant la centralisation que le déploiement d’une cartographie émotionnelle par la réunion des arts. L’opéra au XXIe siècle, c’est cela !


Idomeneo, re di Creta - Grand Théâtre de Genève (2024) © Filip Van Roe

Côté instrumental, Leonardo García Alarcón continue sa percée au GTG dans les opéras-ballets – les circonstances créatives pourraient apposer cette étiquette à cette version d’Idoménée –, après Les Indes galantes en 2019 et Atys en 2022. Le rassemblement de Cappella Mediterranea et de l’Orchestre de Chambre de Genève s’opère dans l’entrelacs des sonorités, par des cordes beurrées, des bois un peu durs et des cuivres assumés. La baguette du chef insiste sur les temps forts, alors que les syncopes, et plus généralement l’intérieur des mesures, perdurent un peu trop dans une certaine neutralité. Pourtant, l’approche engendre une non-routine favorable pour garder intactes les surprises harmoniques, sans pour autant retrouver la spontanéité qui fait le sel des interprétations habituelles du chef. Leonardo García Alarcón se mue en aquarelliste pour les instants de quiétude, et concède au staccato un travail précis de fourmilière. Il manque en revanche le spectre rôdeur de la fin proche, touchant les personnages, et que les sursauts percussifs ne sauraient proférer seuls.

Le Chœur du Grand Théâtre de Genève joue ce rôle d’intermédiaire. Avec la préparation des plus abouties de Mark Biggins, il dégaine une sensationnelle palette des recoins de soi, de l’entre-voix et du groupe, il cisèle ses intentions. L’Ilia de Giulia Semenzato prend la voie d’un légato mis bout à bout, en écho aux liens tendus dans la scénographie. Le timbre superbement juvénile s’alignement pleinement avec la prise de conscience progressive du personnage et son acclimatation à la violence crétoise. Elle synthétise l’accumulation des sentiments en un chemin de fer dont elle ne dévie jamais, et qui dépeint à l’arrivée une femme complètement différente de celle qu’elle était au départ. Bernard Richter érige l’apaisement en marque de fabrique de son Idoménée. Chaque note compte dans ses récitatifs, qui se reçoivent en modèles d’expression. Si les tricotages des airs ne sont pas toujours abordés sereinement, on ne peut que saluer l’authentique histoire qu’il raconte tout au long de la soirée : celle d’un roi à la tyrannie qui s’ignore. Rien n’arrête Lea Desandre, à l’abordage des lignes d’Idamante sur une rampe de lancement à l’émission toujours soignée, mais qui n’évite pas une démarche un peu mécanique. Federica Lombardi prête assez abruptement sa voix à Elettra, souvent par excès de longueur et de pleurs, et sans grande subtilité de nuances. L’éclairant Omar Mancini (Arbace) et le vaillant Luca Bernard (Grand Prêtre de Neptune) placent leur chant à la complétude de l’enjeu dramatique, le même qui, dans cette production, transfigure la musique de Mozart.

Thibault Vicq
(Genève, 21 février 2024)

Idoménée, de Wolfgang Amadeus Mozart, au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 2 mars 2024

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