Annick Massis et Antoine Palloc : l’Italie conteuse et contée

Xl_dscf2147 © (c) Thibault Vicq

Il aura fallu un Cyber Monday pour qu’Annick Massis revienne à Paris, deux ans après son dernier passage à Éléphant Paname. Les prix cassés du Black Friday n’auraient eu aucune importance : son récital affichait déjà complet ! Une fanbase installée, un public qui venait pour elle et non pas uniquement pour l’appréciable rendez-vous mensuel de l’Instant Lyrique… Beaucoup d’amour et une audience chaude comme la braise pour applaudir la soprano dans un inspirant concert chanté entièrement dans la langue de Pavarotti, d’une part en mélodies de compositeurs non-italiens, puis en airs de Verdi.

Toute affirmation générale ayant son exception, le dernier extrait chanté par Annick Massis était en français, car issu de Jérusalem (par ailleurs seul air ce soir issu d’un opéra qu’elle a chanté en intégralité). C’est d’ailleurs le moins abouti. Les aigus vocaux sont trop sonores dès l‘attaque, et le pianiste Antoine Palloc ripe en douce.

Il Corsaro parle d’îles grecques et d'un pacha turc, Le Trouvère représente l’Espagne du Moyen Âge, et I Masnadieri prend place en Moravie. Simon Boccanegra, lui, se déroule en Italie, à Gênes. La chanteuse est le compas fédérateur de cette géographie européenne verdienne, entre silences évocateurs et respirations ardentes. Elle suscite d’autant plus d’empathie qu’elle semble dérangée par des chats dans la gorge qui auraient pu l’empêcher de mener à bien son chemin musical. C’est mal la connaître, et le show se bâtit sur sa remarquable gestion du souffle, ainsi que sur des nuances superbement composées. Elle s’approprie chaque morceau comme s’il avait été individuellement écrit pour elle. Elle grave les portées de sa plume chantante, les élargit, s’y pose et s’y abandonne avant de s’en enfuir. Son ambitus imposant met en exergue des graves teintés de cuir et des aigus perspicaces et enrobés. La rythmie touche d’autres sphères, les cadences et ralentis sont une expérience de redécouverte collective. Par-ci par-là, des bribes de justesse manquent à l’appel, quoique dans une telle prosodie de staccatos picorés ou de légatos mordorés la faille ne prenne qu’un rôle secondaire.

En remontant par ordre antéchronologique, nous côtoyons la sensualité d’un bain de minuit chez Liszt (l’un des Trois Sonnets de Pétrarque), mais qui aurait gagné à minimiser ses audaces pour un rendu plus plat et mystérieux. Le Schubert italianisé des Canzone nous pousse sur une balançoire tournoyante nappée de ports de voix en écorces d’orange. Chez Fauré, Annick Massis ose une composante bohémienne et génère un tournis inattendu, tandis qu’elle débutait sur les récifs iodés d’un chant populaire transcrit par Ravel (au sein d’un recueil en mêlant d’autres en limousin ou en galicien, notamment). Antoine Palloc s'essaye avec succès au mouvement de la mer, puis bricole joyeusement une boîte à musique usée. Il use magnifiquement de la pédale pour faire mouiller certaines notes et en révéler d'autres dans la lumière. Sans excès d'articulation, il fait triompher les courants et valorise les élans passionnés de la chanteuse, mais ne s'auto-censure pas pour autant.

La date du Cyber Monday était donc une belle ironie pour ce concert, qui montre le rayonnement de l'acoustique naturelle et la communion avec le public, et comment nous pouvons nous extraire, ne serait-ce qu'une heure, des écrans pour vivre un véritable moment de musique.

Thibault Vicq
(Paris, 2 décembre 2019)

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