À l’Opéra national du Rhin, le noir et blanc va si bien à Rusalka

Xl_acte1rusalka_photoklarabeck_rusalkag_n_rale1-5422npresse © (c) Klara Beck

Au moment de composer Rusalka, Dvořák a moins de cinq ans à vivre encore, tandis que le jeune librettiste Kvapil commence à se forger une réputation d’écriture poétique et théâtrale à Prague. L’œuvre s’offre ainsi en carrefour créatif de deux générations, prenant une structure symétrique, comme la surface d’un liquide, délimitant l’immergé et l’émergé, ainsi que leurs réalités distinctes.


Rusalka, Opéra national du Rhin ; © Klara Beck


Rusalka, Opéra national du Rhin ; © Klara Beck

De ce postulat, la metteure en scène Nicola Raab, à qui l’Opéra national du Rhin avait fait appel il y a deux ans pour Francesca da Rimini, en produit une lecture entêtante (cofinancée par l'Opéra de Limoges) où les merveilleuses vidéos de Martin Andersson gagnent les strates de la nature (les éléments naturels, le mouvement de l’eau) et les recoins de l’âme (les souvenirs d’un couple extérieur à l’histoire, dans une relation toxique, comme un déjà-vu ressenti par la sirène). Le tout-noir-et-blanc accentue le paradoxe binaire entre les décors solides et les images liquides, entre le monde sous-marin et le monde terrestre. La scénographie minimaliste, mais très emballante, trace des accès, en portes trop grandes ou en lucarnes vers un extérieur en forme de paradis perdu aliénant, et facilite les clairs-obscurs dans des espaces spectraux. Les lumières de Bernd Purkrabek sont la cerise sur le gâteau de cette production belle et terrible, délaissant volontairement le folklore et l’esthétique Art nouveau du contexte de création, pour laisser un sillage psychanalytique congruent (L’Interprétation des rêves, de Freud, date de 1900).

La Princesse étrangère, incarnant tout ce à quoi la nymphe ne peut prétendre, est un double psychologique de Rusalka voulant prendre le dessus sur cette dernière (en tentant par exemple de l’étouffer dans un sac de congélation). Cette analyse habile appuie la résonance contemporaine de l’œuvre : l’amour du couple avec le Prince est inassouvi et résigné, et la satisfaction de ce dernier semble si accessible que l’ennui de leur relation ne tarde pas à s’installer, tout comme le terrible basculement vers les violences conjugales. Cette clé de compréhension, sous de sublimes atours visuels, rend limpides pour le public les réticences du personnage à assumer ses choix tragiques, et rééquilibre le catalogue de caractères entre le Prince et la créature de l’eau devenue humaine.


Rusalka, Opéra national du Rhin ; © Klara Beck

La prestation scénique de la soprano sud-africaine Pumeza Matshikiza, qu’on avait entendue au concert d’ouverture de saison, place Broglie, est objectivement passionnante. La voix coud les doutes de Rusalka hors des points de croix et emmène vers le large, par le biais de particules sonores en réassort permanent dans un nivelage entêtant. Elle fait parvenir une couleur incomparable à chaque phrase en misant sur une anti-performance lyrique. Les volumes et la musique se fondent sous son égide iconoclaste, et bien que la justesse soit en dents de scie, et que l'offrande musicale puisse gagner en ampleur, la complainte onirique et l'amour compliqué de cette Rusalka distendent la bulle d'espace-temps de la salle de spectacle. On ne tarira pas d'éloges sur son partenaire le Prince (Bryan Register), météore flamboyante de feu et de glace. Le ténor prodigue une formule envoûtante à partir d'une ligne de chant des plus limpides, liquéfiant la tendresse du personnage pour mieux la reverser dans ses faces cachées plus sombres. Agnieszka SlawinskaJulie Goussot et Eugénie Joneau campent trois nymphes colorées diversifiant les angles d'écoute, comme la vidéo magnifie les reflets dans l'eau. Attila Jun, l'ondin Vodnik, boit en revanche la tasse : l'émission poussive et le tangage du vibrato font frissonner, mais pas dans le bon sens. Le rôle trouble de la Princesse étrangère flotte rugueusement dans les nappes musicales : Rebecca von Lipinski  se concentre sur l’émission, mais en oublie d’arrondir les angles. Au contraire, la Ježibaba de Patricia Bardon est sur tous les fronts, et convainc pleinement par son pouvoir d’attraction oxymorique : sorcière infirmière et diseuse de bonne aventure aux relents de commerciale, elle scelle une scène du pacte captivante au premier acte, ainsi qu’une composition très nuancée au III. Face à un Marmiton correct quoique peu soutenu (Claire Péron), se tient un impeccable Garde forestier (Jacob Scharfman) défaisant mystérieusement les entrailles de la partition en violence sourde.

L’Orchestre philharmonique de Strasbourg fait résonner la vie. Grâce au chef Antony Hermus, la musique scintille et tournoie, ondulée et renaissante. D'exquises lignes de thèmes barbotent aux côtés de récifs rythmiques, la fluidité désarme, et on ressort complètement exalté de cette formidable cure musicale. 

 

Thibault Vicq
(Strasbourg, 20 octobre 2019)

Rusalka, d’Antonín Dvořák, à l’Opéra national du Rhin : jusqu’au 26 octobre 2019 à Strasbourg, les 8 et 10 novembre Mulhouse

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