La Dori (chef d'oeuvre de Pietro Antonio Cesti) ressuscitée au Festival d'Innsbruck

Xl_la_dori_ohp_4194 © Rupert Larl

Ce n’est pas un hasard si La Dori a la passionnante ambivalence de l’opéra vénitien, où le rire n’est jamais loin des larmes. Certes, né à Arezzo et formé à Florence, Pietro Antonio Cesti (1623-1669) n’était pas un citoyen de la Sérénissime. Mais il eut la chance de croiser Francesco Cavalli qui facilita son introduction à Venise. Cesti y créa ses deux premiers opéras avant de partir à Innsbruck, où allaient suivre L’Argiria en 1655, L’Orontea en 1656, puis cette fameuse Dori en 1657 qui fut l’opéra le plus joué en Europe au XVIIème siècle, aux côtés d’Il Giasone de Cavalli (dont nous avons vu une production à Genève, il y a deux ans). Et c’est tout naturellement au Festival de Musique Ancienne d’Innsbruck (Innsbrucker Festwochen der Alten Musik) que l’on doit la redécouverte de l’ouvrage, qui n’a de cesse de reprendre les œuvres de l’italien qui fit cependant l'essentiel de sa carrière dans la capitale du Tyrol. Et, disons-le sans ambages, rares sont les représentations lyriques qui dispensent un tel bonheur musical et scénique. Commençons par la partition, qui est une des pièces maîtresses de l’opéra vénitien du XVIIème siècle : un tel fourmillement d’idées, une générosité mélodique emportant tout sur son passage, et un rythme dramatico-musical trépidant font de cet ouvrage un éblouissement de tous les instants.  

La distribution vocale choisie par Alessandro De Marchi, le directeur du festival, réussit le prodige de réunir des chanteurs d’horizons stylistiques différents et de les agréger sans contrainte. Pour ouvrir le bal des éloges, commençons par la Dori de l’alto italienne Francesca Ascioti (dont le Smeton, à Liège en avril dernier, avait retenu notre attention). Elle dessine son personnage de manière tourmentée, et sait nous en faire percevoir le moindre des mouvements d’âme (« Io son pur sola »). Sa voix longue, au timbre toujours maîtrisé - même dans les éclats dramatiques -, et son permanent souci du beau geste vocal, sont autant d’atouts à mettre au crédit de la chanteuse. Le contre-ténor britannique Rupert Enticknap (Oronte) soulève également l’enthousiasme : aigus aisés, graves sonores et médium très présent, il est à l’aise dans tous les registres, avec un timbre d’un beau raffinement, et un vrai talent d’acteur. En Artaxerse, la basse italienne Federico Sacchi est d’une impressionnante autorité dans son rôle royal, tandis que la jeune Francesca Lombardi Mazzulli (Arsinoe) est une soprano plus que prometteuse tant dans son art vocal que dans son jeu scénique. De son côté, le ténor italien Alberto Allegrezza est tout simplement étourdissant dans la partie de Dirce, nourrice d’Oronte. On ne présente plus la soprano hongroise Emöke Barath, dont la voix pure et lumineuse rehausse le personnage de Tomoleo, qu’elle défend par ailleurs dans un italien parfait. La superbe voix de ténor du britannique Bradley Smith (Arsete) fait également forte impression, tant par son éclat que par sa couleur particulière, qui sont notamment mis en valeur dans l’air « Non scherzi con amor ». Mais il faut encore mentionner l’Erasto de Pietro Di Bianco, avec son timbre d’airain qui avait déjà retenu notre attention dans Viva la Mamma ! (de Donizetti) à Genève l’hiver dernier, le Bagoa truculent du contre-ténor ukrainien Konstantin Derri, et enfin le Golo non moins picaresque de la basse italienne Rocco Cavalluzzi.

Côté mise en scène, on pouvait faire confiance à Stefano Vizioli de respecter le livret de Giovanni Filippo Apolloni, et c’est un travail très « classique », dans le meilleur sens du terme, que nous livre là le régisseur italien. Il y est tout à son affaire, avec sa gourmandise visuelle et son imagination vibrionnante, et, dans un ouvrage qui fourmille d’idées musicales, il réalise une mise en scène qui sait être aussi étourdissante de drôlerie qu’émouvante lors des moments sombres. Un décor unique, simple et dépouillé (comme l’appelle l’opéra vénitien) signé par Emanuele Sinisi, magnifiquement éclairé par Ralph Kopp (que complètent des costumes somptueux et inventifs conçus par Anna Maria Heinreich) parachève notre joie de spectateur.

Mais à tous points de vue, c’est le chef italien Ottavio Dantone - à la tête de son Accademia Bizantina - qui est le grand triomphateur de la soirée. De cet opéra fort long (5 ou 6 heures dans son format original), il a réalisé une partition de trois heures, vive, extrêmement bien instrumentée et qui fuse à chaque instant. Et lorsque sont réunis des timbres chatoyants, une articulation des plus variées, des tempi évidents, ainsi qu’une égale aptitude à accompagner un lamento et, l’instant d’après, une scène buffa, doit-on préciser que le bonheur surgit de la fosse ?

Emmanuel Andrieu

La Dori de Pietro Antonio Cesti au Festival de Musique Ancienne d’Innsbruck, le 26 août 2010

Crédit photographique © Rupert Larl

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